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LE DOCTEUR BENHIMA

 

Claude CHARDOT

Description : benhima828

 

 

 

 

 

 

 

Les années nancéiennes

 

Le souvenir du Docteur Taïbi Benhima reste très vivant à l'esprit des plus anciens de notre faculté. Son amabilité, son ouverture d'esprit, son humanisme, sa culture aussi bien française que marocaine, frappaient tous ceux qui eurent le bonheur de l'approcher pendant les dix années de sa formation à Nancy. Plus tard, au Maroc, il fut le correspondant permanent des actions du Doyen Beau et de nos collègues qui aidèrent à la création de la faculté de médecine puis celui du directeur du Centre Alexis Vautrin pour la création de l'Institut National des Cancers à Rabat. Il fut aussi le soutien permanent de ceux des nôtres qui contribuèrent aux enseignements universitaires développés en faveur de la santé publique marocaine. Notre faculté veut honorer la carrière politique de haut niveau et très francophile qu'il a assumée pendant trente ans au Maroc. C'est d'ailleurs pourquoi le Président Giscard d'Estaing avait honoré le Docteur Benhima en lui remettant personnellement les insignes de Grand Officier de la Légion d'honneur.

 

Sitôt après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1945, le Roi du Maroc Mohamed V voulut que de jeunes bacheliers entreprennent en France des études supérieures. Les liens du Maroc et de la Lorraine étaient privilégiés. Le Maréchal Lyautey avait été le premier Résident Général de France au Maroc. On sait sa conception du protectorat français : « ce que nous voulons, c'est associer sans absorber, guider sans administrer, aller vers le progrès sans déformer ». Le Maréchal était mort en 1934 au village de Thorey en Lorraine, à 25 km de Nancy où il était né.

 

C'est son épouse, la Maréchale, qui intervint auprès du Recteur Senn pour faciliter la venue à Nancy de bacheliers marocains désignés pour leur mérite et leur patriotisme. Le Groupement des Etudiants Catholiques, le «GEC», fut prié d'en recevoir plusieurs car le Maréchal avait été fondateur et vigoureux supporter de cette institution. Le futur Docteur Benhima y fut installé à son arrivée en novembre 1945 ; ce passage dans l'atmosphère du GEC l'a renforcé dans l'humanisme et le dévouement que chacun doit à sa patrie.

 

Le Recteur Senn chercha quelques familles susceptibles de contribuer à l'accueil des jeunes Marocains. Le ciel gris des automnes lorrains, les hivers rigoureux de l'époque jusqu'à -20°, les difficultés de chauffage et d'alimentation n'adoucissaient pas la vie de jeunes gens venus d'un ciel plus bleu et d'une température plus douce. Le Docteur Benhima fut présenté à mes parents ; il vint chaque semaine durant plusieurs années à la maison et je fus lié à lui d'une profonde amitié, accompagnée d'échanges culturels sur le thème de nos deux mondes, de leurs cultures et de leurs religions respectives. Avec des amis, nous échangions dans un esprit qui devançait le concile  Vatican II et les efforts de rapprochement ultérieurs développés entre les différents fils d'Abraham.

 

Pendant ces dix années nancéiennes, le futur Docteur Benhima noua de nombreuses relations et développa, outre ses études médicales, des activités variées dans le milieu culturel et social nancéien.

 

Né le 25 juin 1924 à Safi, dans une famille de notables, entouré de 6 frères et sœurs, il avait reçu une formation approfondie en langue arabe classique et en culture coranique ; il parlait aussi un français rigoureux assorti d'un riche vocabulaire acquis au Maroc à l'école franco-marocaine. Il se souciait des règles grammaticales les plus délicates, par exemple des accords de participe passé «les pommes avec lesquelles j'ai fait la tarte …», «la tarte que j'ai faite …» et «la tarte que j'ai fait cuire …» ; il en contestait quelque peu la logique. Nous pouvions difficilement retourner le compliment sur sa langue maternelle que nous ignorions totalement. Les conversations étaient précises, enrichies de belles images. La personnalité, l'esprit civique, la courtoisie, le tact, étaient remarquables. Le Docteur Benhima devait, longtemps après, maintenir, indéfectibles et chaleureuses, ses amitiés nancéiennes malgré les charges écrasantes qu'il allait assumer au service de sa patrie et de son roi.

 

Après l'année de PCB de rigueur à l'époque, il poursuivit ses études avec brio sous le patronage du Professeur Beau, doyen de la Faculté, qui l'avait bien vite distingué. Le curriculum de doctorat en médecine fut complété par une formation en médecine scolaire et en gynécologie obstétrique.

 

Il présenta en 1953 une thèse sur les indications de l'opération césarienne. Dans une cérémonie ultérieure, le Professeur Beau put dire de lui « vous étiez un élève attentif et consciencieux et surtout vous avez su conquérir la sympathie de tous vos camarades d'études. Votre caractère enjoué, votre dynamisme juvénile qui ne vous ont pas quitté, ont eu le don de vous rendre très populaire. Rapidement tout le monde a connu et apprécié les qualités de l'étudiant marocain Taibi, puisque c'est sous ce nom que nous vous connaissions tous à cette époque».

 

De son côté, le docteur Benhima décrivit ses études de médecine en des termes que je dois rapporter textuellement «Nos professeurs nous connaissaient un par un et nous suivaient de près. Faisant l'effort nécessaire, nous écoulions nos années d'études sans difficulté. Il est vrai que nos maîtres étaient d'éminents savants et d'excellents pédagogues. Pour la plupart d'entre nous, assister au cours magistral d'un Rémi Collin ou d'un Antoine Beau n'avait pas seulement pour but d'apprendre les fonctions endocrines de l'hypophyse, de cerner les contours de l'arrière-cavité des épiploons ou d'énumérer les nerfs crâniens et leurs ramifications, mais de se régaler d'un festival d'éloquence où, l'image s'alliant à la pureté de l'expression, allégeait la dureté du sujet, flattait les oreilles et nous amenait souvent à nous poser la question fondamentale de Dieu, qui, créant l'homme, en a fait cette merveilleuse symphonie à laquelle seuls les esprits obtus des mécréants peuvent rester indifférents».

 

Le Docteur Benhima a épousé en 1952 Melle Marie-Thérèse Peduzzi, étudiante en histoire, fille d'une famille vosgienne d'entrepreneurs. De leur union naquirent à Nancy, Maria et Driss ; au Maroc devaient venir ensuite Najib et Leila. Madame Benhima allait devenir l'épouse modèle, la mère attentive et la maîtresse de maison exemplaire d'une personnalité nationale de premier ordre, soutenant de cette manière son mari et le laissant disponible aux plus hauts services de la patrie marocaine. Sa Majesté Hassan II put un jour, dans une période de nationalisme intempestif, rendre un vibrant hommage au civisme exemplaire des épouses françaises de quelques-uns de ses ministres.

 

Les années marocaines

 

Études terminées en 1954, le Docteur Benhima est retourné au Maroc avec sa femme et ses deux enfants. Il a exercé d'abord en médecine praticienne à Ben Slimane, puis à Had Kourt. Ce fut une expérience de deux ans sur le terrain en proximité concrète de la population du bled, y compris les consultations aux souks hebdomadaires. Remarqué pour ses qualités, il fut appelé au cabinet du Docteur Abdelmalek Faraj qui était le premier ministre de la Santé au gouvernement du Maroc indépendant. Le Docteur Benhima assuma alors les fonctions de directeur de cabinet, puis de secrétaire général. Il apprit les règles de l'administration et de la décision gouvernementale : cette initiation se mariait à une personnalité exceptionnelle par sa clairvoyance de jugement, son énergie indomptable, son dévouement au service public. Elle était assortie d'une grande humanité et d'une belle abnégation de soi-même.

 

Dans ces années, le Docteur Faraj fut chargé par le roi d'ouvrir la première Faculté de Médecine du Maroc à Rabat. Cette dernière naquit dès 1959 avec le soutien du Docteur Youssef Ben Abbès qui était un grand ami de la France. La Faculté de Médecine de Nancy y fut étroitement associée dès l'origine sous l'égide du Professeur Beau ; le Docteur Benhima n'y était évidemment pas étranger. De multiples collègues participèrent activement à cette création et se succédèrent pendant des années pour lancer l'enseignement des spécialités, former des médecins marocains, les préparer et leur faire passer l'agrégation de façon à assurer progressivement la relève marocaine des enseignants français.

 

Le Docteur Faraj dans cette entreprise reçut également le concours de médecins militaires français qui avaient exercé en Afrique. Faut-il rappeler que le Docteur Faraj devait connaître à l'occasion du drame de Skhirat, sous les yeux du Docteur Benhima, une mort héroïque au chevet d'un grand blessé qu'il ne voulut pas quitter malgré la menace d'une arme automatique qui allait l'abattre.

 

Le tremblement de terre d'Agadir était survenu en février 1960 avec 15 à 20.000 morts et la destruction à peu près entière de la ville. Le Docteur Benhima fut envoyé en urgence pour faire face aux risques infectieux et aux carences de toutes natures qui accompagnaient le désastre. Pour mener ces opérations, il allait révéler des qualités exceptionnelles de gestionnaire de la santé et d'autorité pour le maintien de la discipline. Il fit tout cela si bien qu'il reçut la responsabilité de Gouverneur de la Province d'Agadir et Tarfaya.

 

Par la suite, il allait recevoir pendant plus de 20 ans la confiance renouvelée du roi Hassan II, avec de hautes responsabilités ministérielles et de nombreuses missions délicates à l'extérieur comme à l'intérieur du royaume :

-          Ministre des Travaux Publics plusieurs fois. Ce fut d'abord à la suite immédiate du plan de reconstruction d'Agadir qu'il avait initié,

-          Ministre du Commerce, de l'Industrie, des Mines et de l'Artisanat,

-          Ministre de l'Education Nationale et des Beaux-Arts. C'est à cette occasion (1966) qu'il publia un ouvrage intitulé « Une doctrine de l'Education Nationale ». Ce livre souleva des controverses linguistiques très âpres, passionnées car elle donnait une place importante à la langue française,

-          Premier Ministre de 1967 à 1969,

-          Puis se succèdent le Ministère d'Etat chargé de l'Agriculture et de la Réforme Agraire puis brièvement le Ministère de l'Intérieur en 1972, puis celui de la Formation des Cadres et de la Coopération. C'est à ce moment qu'il me demanda que le Centre Alexis Vautrin entreprenne une collaboration permanente pour concevoir l'Institut National du Cancer à Rabat. Celui-ci sera réalisé en une dizaine d'années incluant l'élaboration des plans, le suivi du chantier et la formation au Centre Alexis Vautrin des cadres médicaux,

-          Il quitta définitivement et malheureusement le gouvernement le 27 mars 1979 ; je dis malheureusement car c'est à partir de là que commencèrent ce que l'on a appelé « les années de plomb » du règne d'Hassan II menées pendant 20 ans jusqu'à 1999 par un Ministre de l'Intérieur de triste mémoire,

 

Il va cependant, pendant une dizaine d'années encore, assumer d'autres responsabilités telle la présidence de l'Omnium Nord-Africain, celle de la SMOA, filiale d'Air Liquide et d'autres missions nationales et internationales. Il mourut le 23 novembre 1992. Il est enterré à Rabat au cimetière des Chouadas (dit des Martyrs). La dalle très sobre porte en langue arabe l'inscription « A Dieu nous sommes et à lui nous retournons ».

 

Jamais au cours de ces 20 années de responsabilités ministérielles, médicales, industrielles et internationales, le Docteur Benhima ne perdit son humanisme, sa droiture, son intérêt pour la culture, la vie universitaire et industrielle française dont il fit bénéficier le Maroc autant que la France, quelquefois à l'encontre de cruels et vils courants contraires.

 

A côté de ses insignes de grand officier de la Légion d'honneur, il reçut bien d'autres témoignages de reconnaissance et d'estime : 8 grands cordons d'Etats Africains et 3 Européens (Belgique, Suède, Italie). Il fut au Maroc Commandeur de l'Ordre du Trône et élevé au plus haut grade du  Ouissam Alaouite. Une carrière si longue et si haut placée a chargé le Docteur Benhima de lourdes responsabilités, de joies immenses et de peines parfois très profondes, tant il allait parfois à contre-courant de désordres qu'il n'acceptait pas.

 

Il a témoigné d'une fidélité indéfectible au Trône, quelquefois au milieu de drames violents difficilement évitables dans un pays en pleine élaboration de son indépendance. La droiture la plus parfaite, le refus de tout esprit courtisan, l'humanisme, le seul sens de l'intérêt national l'ont constamment guidé.

 

Parmi ses 4 enfants :

 

- Maria, fut responsable à la Faculté de Droit de Rabat,

- Driss, ancien élève de l'Ecole Polytechnique Française, fut ingénieur à l'exploitation des phosphates, puis Ministre de l'Energie et des Mines, puis Directeur Général de l'Office National d'Electricité, puis Gouverneur de Casablanca, actuellement Président-Directeur Général du Groupe Royal Air Maroc,

- Najib, diplômé en Médecine et Chirurgie dans notre faculté à Nancy, est chirurgien à Rabat-Salé,

- Léïla, pharmacienne diplômée de la Faculté de Nancy est Présidente de l'association caritative : « Heure Joyeuse ». Elle est Chevalier de la Légion d'honneur. Elle est mariée à Mourad Chérif, ancien élève de l'Ecole Polytechnique Française, lui aussi ancien Ministre, actuellement Président de la filiale marocaine de BNP Paribas,

 

Tous ces enfants sont de dignes héritiers des qualités de leurs parents.

 

La suggestion du groupe des professeurs honoraires présidé par le Professeur Duprez et entérinée par la décision du Doyen Coudane et de son conseil, de donner le nom du Docteur Taïbi Benhima à une salle de notre établissement, me semble légitime au regard de la haute personnalité que je viens d'évoquer.

 

Le Docteur Benhima, premier étudiant marocain dans notre faculté, a honoré l'Université, la ville de Nancy et la Lorraine. En servant si généreusement sa patrie, il a rendu un brillant hommage posthume à ce très grand Lorrain que fut le Maréchal Lyautey.