GIRARD Jean

1903-1955

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ELOGE FUNEBRE

Comment pourrais-je, devant la fin pénible de notre collègue et ami Jean Girard, ne pas me souvenir de cette cérémonie, si peu lointaine, où, dans le cadre tout simple de son service hospitalier, mais entouré de tant de sympathies affectueuses, il m'avait demandé de lui remettre la Croix de la Légion d'Honneur. «  Pour affirmer le bien-fondé de cette distinction, - lui disais-je, - ne pensez point qu'il me faille suivre pas à pas les étapes de votre ascension, ni m'engager dans la longue énumération de vos travaux. Ce serait faire un exposé de titres, ou une notice nécrologique : laissons celle-ci à nos successeurs, et espérons que celui-là m'incombera quelque jour proche... »

Ces paroles n'avaient rien de présomptueux. Et cependant, quelle amertume à les relire, quand, évoquant les espoirs les plus légitimes et faisant une confiance naturelle à la vie, elles donnent à présent la mesure de notre tristesse commune devant une destinée brisée, de la déconvenue cruelle de cette Faculté, qui s'apprêtait à accueillir dans une chaire qu'elle avait demandée pour lui, le jeune Maître sur qui elle comptait. A celui que Jean Girard continuait de nommer affectueusement son patron revenait le privilège de présenter la candidature de son élève dévoué, de son collaborateur fidèle. Avec quelle joie reconnaissante l'eût-il fait ! Sa peine est grande aujourd'hui : voici que pour les mêmes raisons, lui échoit le devoir douloureux de rendre, au nom de maîtres, de collègues, d'élèves et d'amis endeuillés, hommage à la mémoire de celui qui vient de nous quitter...

La carrière du Professeur agrégé Girard s'est déroulée toute entière parmi nous. Sitôt finies de brillantes études secondaires, il était, élève de notre Faculté. Mais persuadé de la nécessité pour le médecin d'une plus profonde culture scientifique, il s'inscrivait à la Faculté des Sciences et ne se consacrait définitivement à la médecine qu'une fois en la possession de la licence es sciences. Cette formation de base devait lui laisser le goût de la recherche expérimentale.

Engagé d'emblée dans la voie des concours, Jean Girard en franchit les étapes avec aisance, et une régularité que seule la guerre devait troubler. Externe des hôpitaux en 1923, interne dès 1925, il fut, après trois ans passés dans les services de médecine, chef de clinique durant les quatre années qui précédèrent son admissibilité au Médicat des hôpitaux, et demeura régulièrement associé à l'enseignement de la Clinique médicale A, jusqu'à ce qu'il fut nommé médecin des Hôpitaux, en 1938. Entre temps, il avait été reçu, en 1929, docteur en médecine, à la fin d'une scolarité dont les succès lui avaient valu le prix d'Anatomie et de Physiologie, le prix de Médecine, et le prix Heydenreich-Parisot.

La guerre survint. Digne fils d'un de ces officiers dont pouvait s'enorgueillir l'armée de 1914, qui demeurèrent des chefs, et moururent pour leur foi, Jean Girard, médecin auxiliaire et volontaire, fait prisonnier, blessé, donna l'exemple d'un dévouement inlassable et mérita la Croix de Guerre. Jeté dans les traverses hasardeuses de l'opposition clandestine, il reçut de la reconnaissance de la nation polonaise la Croix de Mérite en or avec glaives.

Les événements retardèrent son ascension à l'Agrégation. Admissible en 1939, il fut agrégé de médecine en 1946, chargé déjà depuis plusieurs années de divers enseignements : propédeutique, cours complémentaire à la Clinique de la Tuberculose. Agrégé, lui fut confiée la charge de la Pathologie générale, enseignement magistral qu'il développa avec toute l'ampleur que permettait un esprit nourri de vastes connaissances, ouvert à tout apport nouveau, et dont l'élévation et le sens philosophique convenaient singulièrement à cette science de synthèse.

Le nombre, l'assiduité, l'intérêt de ses auditeurs fut, de la variété, de la richesse, de la solidité de son enseignement, le critère le plus sûr. Il y eût donné toute sa mesure. Car il aimait enseigner, et pratiquait, pour le bien faire la vertu la plus efficace : le don de soi. Voilà pourquoi si vivement il attirait et retenait les jeunes, toujours prêt à leur partager avec largesse et son temps et son travail, en d'amicales conférences, en entretiens familiers, complétant leur formation, ou les entraînant aux concours.

Ils savaient bien, ceux qui venaient à lui, qu'ils trouveraient l'animateur ingénieux de leurs travaux, pour leurs essais un guide avisé, ou, plus simplement des ressources faciles dans sa vaste érudition. Que de fois n'ai-je pas entendu, à propos d'un fait oublié, d'une nouveauté, d'une référence qu'il eût fallu rechercher avec peine, conclure avec paresse et sérénité : on le demandera à Girard.

Issue de la Clinique et du Laboratoire, une riche floraison de travaux atteste chez cet infatigable chercheur, une activité sans relâche, également une diversité d'esprit et une curiosité fécondes. Une longue fréquentation des services de Médecine générale lui fournit l'occasion d'études cliniques nombreuses dans les domaines variés de la pathologie interne : Neurologie : lésions congénitales et tumeurs du névraxe; pathologie nerveuse inflammatoire. Maladie rhumatismale, et ses formes ab-articulaires. Maladies du sang : agranulocytose, myéloses, leuco-sarcomatose. Endocrinologie : tétanie, maladie de Basedow, mélanodermies. Maladies de la nutrition : diabète bronzé, troubles du métabolisme des chlorures. Cardiologie : endocardite végétante, syndome de Stockes-Adams. Maladies infectieuses : spirochétose, fièvre de Malte, dont il recueillit la première observation en Lorraine.

Mais sa formation première lui avait laissé, avec le goût de la recherche, la nostalgie du laboratoire. Aussi le voyons-nous, dès qu'il le peut, s'efforcer d'y compléter et d'y approfondir ses études cliniques, hanté de l'importance de la physiopathologie, et se tournant à tout moment vers la médecine expérimentale. Ses tout premiers travaux relèvent strictement de cette discipline, et aboutissent à une thèse inaugurale sur la fonction de résorption des plexus choroïdes et l'origine du liquide céphalo-rachidien. D'ordre expérimental aussi, ses études sur la pathogénie des oedèmes, sur la résistance de l'oesophage, sur l'atélectasie pulmonaire, sur la cuti-réaction à la tuberculine. Cette tendance devait s'accentuer, et surtout en ces dernières années où, chef de service à l'Hôpital Villemin il prit une part si active au développement du Laboratoire d'exploration fonctionnelle du poumon.

Tandis que de nombreuses publications, sur la pathologie du lobe moyen, les images huileuses, les cavernes tuberculeuses, les bronchites segmentaires, ou l'atélectasie dans ses rapports avec la tuberculose demeuraient celles d'un pneumo-phtisiologue averti, et avaient l'écoute de la Société de Médecine de Nancy, et, à Paris, de la Société française de la Tuberculose et de la Société de Pathologie respiratoire, il s'attachait de plus en plus à ces méthodes d'exploration de la fonction pulmonaire, dont le perfectionnement exige une connaissance toujours approfondie de la physiologie de la respiration.

Ses derniers travaux, et tout spécialement ses études sur la spirométrie, la densimétrie pulmonaire, la bronchographie lipiolée, le dépistage et l'appréciation des pneumoconioses attirèrent l'attention, parfois étonnée, sur l'activité de l'école nancéienne, et suscitèrent un vif intérêt en ces nombreux congrès ou colloques, où le conduisait certes son humeur voyageuse, mais ou l'accompagnait toujours, et parfois fort loin, le souci du renom de notre Faculté.

Si bien remplie qu'apparaisse la carrière de Jean Girard, si imposante que se révèle à l'esprit la somme de ses travaux, il reste plus et mieux dans le coeur de ceux qui l'ont approché. Douze ans, nous avons vécu côte à côte, en une collaboration confiante. Oserais-je dire cependant que je l'ai vraiment connu, tant sa réserve était grande et excessive sa timidité vis-à-vis de moi. I1 me fallut si longtemps pour découvrir quelle sensibilité délicate masquait son ironie; et aussi quelles amertumes cachaient ce besoin qu'il avait de se dévouer, de se donner, comme toujours en quête d'une affection, dont le moindre témoignage l'épanouissait. La mort d'une mère, à qui l'unissait la tendresse filiale la plus touchante, l'avait laissé désempare. Nous qui la déplorions, songeons aujourd'hui quelle épreuve cruelle fut épargnée, de peu. à celle qui ne vivait que pour son Jean.

Plus de trente ans, Jean Girard a vécu dans les Hôpitaux. Laissons de côté les grands mots. Cela représente tout de même une somme de dévouement à la souffrance, et une large part de compassion pour la misère ; car il était de ceux qu'elle ne laisse pas indifférents. Son service de tuberculeux, s'il lui donnait des satisfactions médicales que ne purent connaître ses devanciers, n'en recelait pas moins, toujours poignants, des drames familiaux et sociaux qui l'émouvaient profondément. Il y était aimé de ses malades, confiantes en sa science doublée d'une patiente et indulgente bonté, navrées à l'idée de le perdre. Et le désarroi de ses élèves, de tout ce groupe de disciples qu'animait son ardeur, montre combien fidèle était leur attachement.

Est-il besoin de dire l'affliction de ses nombreux amis, qui se plaisaient à trouver en lui un aimable compagnon, d'humeur égale, et si gentiment serviable ; de tous ceux aussi qu'attirait le charme d'un humanisme affiné par une vaste culture des lettres et des arts. Et la consternation de ceux qui, tout proches, et sachant son mal, l'entourèrent de soins affectueux et, jusqu'au dernier jour, pieusement, lui mentirent, bouleversés parfois par son regard lucide, au point de se demander avec angoisse si, en vérité, ils ne tentaient pas l'impossible.

Professeur P. SIMONIN