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LES MEDECINS ET LA CHIMIE EN LORRAINE AU XVIIIe SIECLE

 

Pierre LABRUDE

 

Au cours du XVIIIe siècle, et principalement de sa seconde moitié, l’intérêt pour la chimie se développe chez les particuliers et dans les institutions. Les premiers sont le plus fréquemment des personnes «éclairées» ou fortunées : magistrats et avocats, médecins et apothicaires, nobles, etc. Certains installent un laboratoire à leur domicile. Les apothicaires possèdent une telle installation dans leur officine. Quant aux institutions : Jardin du Roi, Collège royal, Facultés de médecine, Collèges royaux de médecine, Jardin des apothicaires, etc., elles créent des chaires ou des enseignements de chimie, qui se pérennisent ou disparaissent plus ou moins rapidement selon les aléas universitaires ou politiques.

Qu’en est-il en Lorraine, tant ducale, état encore théoriquement indépendant jusqu’en 1766, que française ? A l’Université de Pont-à-Mousson, la Faculté de médecine dispose de trois chaires, mais n’a pas de chaire, et donc pas d’enseignement de chimie. Le Professeur Joseph Jadelot, intéressé par cette science, le regrette fortement, et fait soutenir à des étudiants des thèses de doctorat sur des sujets de chimie. Il en est ainsi, par exemple, pour Robert-François Laugier, fils d’un apothicaire nancéien, en 1748, dont le travail s’intitule “Est-ce que la chimie tient une place primordiale en médecine ?” Il est intéressant de noter que Laugier deviendra professeur de botanique et de chimie à l’Université de Vienne, puis à celle de Modène.

Lorsqu’en 1752, Stanislas crée le Collège royal de médecine à Nancy, il lui attribue diverses missions, dont celle d’enseigner l’anatomie, la botanique et la chimie. Si nous ne savons pas précisément à qui ce dernier enseignement est destiné, ni quelle a été son importance, nous savons par contre que le Collège a eu successivement trois professeurs de chimie : Jean

Félix, Marcellin Cupers et Dominique Benoît Harmant (décédé en 1782), et en même temps un démonstrateur, Pierre Remy Willemet, choisi dans le corps des apothicaires. Le Collège s’intéresse aussi à la chimie par des visites et inspections qu’il effectue en ville, et par les questions de chimie que comportent les Conclusions de pharmacie et de chimie que doivent lui présenter les élèves apothicaires de la ville pour obtenir leur maîtrise. Les trois documents connus contiennent de telles questions, dont celle déjà posée à Laugier en 1748.

A la mort de Stanislas, en 1766, la Lorraine devient officiellement française, et l’Université de Pont-à-Mousson est transférée à Nancy en 1768. La Faculté de médecine n’y dispose toujours pas d’une chaire de chimie, mais deux de ses professeurs, Nicolas Jadelot et Pierre-Louis Gandoger de Foigny, sont compétents et s’intéressent à cette science. Certains textes attribuent le titre de professeur de chimie à Jadelot, et ceci conduira à un conflit avec Harmant en 1773 ; quant à Gandoger de Foigny, s’il n’est pas professeur de chimie mais d’anatomie, nous savons qu’il a étudié la chimie. Il faut attendre le printemps 1776, avec la création du cours privé de chimie du médecin Henry Michel, dit “du Tennetar”, et de l’apothicaire Pierre-François Nicolas, pour que la chimie soit réellement enseignée en Lorraine ducale, et ceci de façon durable. Le cours est érigé en chaire magistrale de la Faculté de médecine dès le mois d’août 1776, avec Michel comme professeur et Nicolas comme démonstrateur. La “compétition” entre la Faculté et le Collège pour s’assurer la maîtrise de l’enseignement de cette science à Nancy dure plusieurs années et oppose Jadelot, Michel et Nicolas à Harmant et Mandel. Joseph Sigisbert François

Mandel, apothicaire et licencié de médecine, membre d’une famille d’apothicaires, aurait bien aimé, comme Michel et Nicolas, devenir le “chimiste nancéien”, d’où cette lutte. Il est le grand rival de Nicolas, mais c’est la Faculté et Nicolas qui gagnent.

Toutefois, des difficultés ne tardent pas à survenir entre Michel du Tennetar et Nicolas, plus compétent en chimie, et surtout, semble t-il, plus ambitieux, que Michel. Ce dernier, originaire de Metz et qui y est aussi le responsable d’un cours de chimie organisé sous l’égide

de la Société royale des sciences et des arts de la ville, démissionne en 1780 et retourne dans

sa ville natale. Nicolas reçoit des lettres royales de provision et lui succède dans la chaire de

chimie, à condition de se faire recevoir docteur en médecine, ce qu’il fait rapidement. Titulaire de la chaire en 1781, aidé d’un démonstrateur, successivement les apothicaires Delaporte et Willemet - qui a eu pour concurrent Mandel -, Pierre-François Nicolas est très actif jusqu’à ce que la Révolution mette un terme à l’institution universitaire nancéienne. Il fait parler de lui par ses nombreux travaux et expériences, ses publications et ses ouvrages, enfin sa participation aux académies.

Que se passe t-il à Metz pendant cette période ? L’intérêt pour la chimie y est grand également. La présence de l’école militaire, de plusieurs sociétés savantes, des magistrats, des commerçants, est favorable au développement de l’enseignement des sciences. Plusieurs tentatives ont déjà eu lieu dans le domaine de la chimie lorsque Michel du Tennetar y crée son cours de chimie, en particulier par des apothicaires parmi lesquels Jean-Baptiste Bécoeur,

Jean-Baptiste Thyrion et Matthieu Peyevieux de l’hôpital militaire. Mais les médecins messins prennent une part très active dans ces tentatives. Le médecin militaire Charles Claude Gervaise est l’un des démonstrateurs de Peyevieux, mais il meurt en février 1758, alors que ce dernier va quitter Metz... Et c’est encore à Michel du Tennetar que revient le mérite de réussir à créer un enseignement durable et qui se poursuit, comme à Nancy, jusqu’à la Révolution. Il est un excellent professeur et son cours a un succès considérable. Il est aussi chargé de la lutte contre les épidémies, de l’analyse des médicaments – bien sûr toujours doués de propriétés

souveraines, que répandent les charlatans et les marchands ambulants -, du contrôle des dépôts de médicaments d’origine parisienne, et même du traitement des diverses intoxications, où il met ses connaissances théoriques, à un moindre degré pratiques, de chimie, à la disposition de la ville.

D’autres médecins messins sont également actifs dans le domaine de la chimie. Jacques Philippe Joseph Read et Marchand collaborent avec Michel dans l’analyse d’eaux-de-vie produites localement. François Hollandre s’intéresse à la nature de la partie colorante du sang

en 1781. Humbert est l’auteur des questions de chimie qui sont posées à l’élève apothicaire Daniel Beaudouin en août 1784 en vue de sa réception à la maîtrise. Elles sont similaires à celles qui étaient posées à Nancy. Il est par ailleurs très vraisemblable que Beaudouin a suivi les cours de Michel du Tennetar. Humbert et Read assistent à la présentation de Beaudouin. Ce dernier connaît les diverses théories qui s’affrontent en chimie à ce moment.

En conclusion, la chimie et ses théories ont largement pénétré en Lorraine, tant française que ducale, au cours du XVIIIe siècle. Nombre d’amateurs et d’universitaires s’y sont beaucoup intéressés. Parmi eux, bien sûr, les médecins et les apothicaires ont tenu une place importante.

De nombreux noms pourraient être retenus. S’il n’en faut retenir que deux, ce sont sans conteste ceux d’Henry Michel du Tennetar et de Pierre-François Nicolas.