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JULES CREVAUX (1847-1882)

MEDECIN EXPLORATEUR LORRAIN

 

Claude PERRIN

 

Au centre de la vasque du jardin botanique de Nancy (aujourd’hui jardin Godron), se trouve un monument haut de 6 mètres au sommet duquel se dresse le buste en marbre de Jules Crevaux, oeuvre de Benoît Godet. Sur les parois de la pyramide supportant ce buste, on peut lire la succession des explorations réalisées de 1868 à 1882, année de sa mort, par ce médecin lorrain né à Lorquin en 1847. Il fallait que les mérites de cet homme fussent bien grands pour que soit érigé un monument de cette importance dédié par la Société de Géographie de l’Est avec l’aide du ministère de l’Instruction publique, et qui fut inauguré en 1885. Si l’explorateur fut un personnage hors série, le médecin ne lui céda en rien. Les deux carrières furent d’ailleurs intriquées.

Né en 1847, dans un milieu modeste à Lorquin, près de Sarrebourg, alors situé dans le département de la Meurthe, Jules Crevaux est orphelin à 15 ans. Chaleureusement adopté par son oncle et sa tante, il entamera ses études de médecine à Nancy puis à Strasbourg et intégrera l’Ecole de médecine navale à Brest. Son condisciple et ami Le Janne dira de lui “Ce qui l’attirait dans notre école, c’était le désir de visiter des régions peu connues, la certitude de courir le monde, les périls et les émotions de la vie de marin ; car, le danger, il l’aimait, et on peut dire que c’était son élément”. Crevaux embarque en 1869 sur le transport-hôpital Cérès en partance pour la Guyane après transit au Sénégal et aux Antilles. L’année suivante, c’est la guerre. Il s’y comporte héroïquement. Fait prisonnier, il s’évade et se porte volontaire pour acheminer des dépêches. Il est blessé en 1871. Il soutient sa thèse de doctorat en médecine l’année suivante sur “L’hématurie chyleuse ou graisseuse des pays chauds” (en fait la filariose lymphatique) et embarque à nouveau pour l’Amérique du Sud sur le Lamotte-Piquet. En 1876, il est médecin de 1ère classe. Sa carrière d’explorateur va commencer. Il obtient les autorisations nécessaires pour explorer le Haut-Maroni. Il réalisera 4 expéditions en Amérique du Sud en alternance avec des séjours en France au cours desquels il donnera des conférences et publiera des comptes-rendus, notamment dans la célèbre revue “Le Tour du Monde” qui était alors littéralement dévorée par des lecteurs enthousiastes.

La première expédition démarre, après escale aux îles du Salut, en juillet 1877, en compagnie de deux ecclésiastiques. Le but en est l’exploration de l’intérieur des Guyanes. En butte à toutes sortes de vicissitudes : racket des Poligoudoux, “gardiens” de la tête du Maroni, abandon de son escorte, accès de fièvre, Crevaux poursuivra son exploration avec 4 hommes (dont le noir Boni Apatou qui restera son fidèle serviteur jusqu’à la fin tragique du malheureux explorateur) et un seul canot. Arrivé en vue des Monts Tumuc-Humac, il baptise Lorquin le point culminant. Au terme de 641 km, la petite expédition atteint la vallée de l’Amazone après avoir exploré et effectué les relevés de l’Itany et du Yari. L’expédition se terminera à Sainte-Marie de Belem où Crevaux est très mal accueilli par le vice-consul et l’évêque. Un capitaine doit lui prêter l’argent pour rentrer en France !

La deuxième expédition (1878-1879) amènera Crevaux de Cayenne aux Andes et se déroulera en deux parties. Le but en est d’explorer la chaîne de partage des eaux entre l’Oyapock et l’Amazone et de descendre le Parou. Les difficultés rencontrées ne le cèdent en rien à celles de la première expédition. Crevaux se retrouvera parfois seul avec Apatou. Lors de la remontée du Parou en pirogue, il fait une rencontre déterminante : le tamouchy Apoïké lui apprend le secret de la fabrication du curare, monnayé contre une hache et une pièce de 5 francs ! La première partie de l’expédition se termine par l’arrivée sur l’Amazone. La seconde sera des plus aventureuses. Après remontée en vapeur du cours inférieur de l’Iça (ou Putumayo), Crevaux accompagné de son fidèle Apatou et de Santa-Cruz, le farouche “pirate des Andes” explorera le cours supérieur du fleuve et passera à un autre affluent de l’Amazone, le Yapura où rapides et chutes rendent le parcours parfois périlleux. La rencontre d’indiens anthropophages et particulièrement agressifs compliquera encore la progression ! C’est très malade et affaibli que Crevaux rejoint l’Amazone et rentre à Saint-Nazaire.

La troisième expédition (1880-1881) se situe au Vénézuela et en Nouvelle-Grenade. Composée de 4 hommes (Crevaux, Burban, Le Janne et Apatou), elle consiste à descendre le cours du Haut-Guaviare, rejoint en vapeur en remontant le Magdalena, et ensuite celui de l’Orénoque. Elle s’effectuera en canot, creusé par les explorateurs ! et en radeau. Apatou y sera blessé par un caïman et Burban y périra des suites d’une piqûre par une raie venimeuse. Durant cette expédition fertile en péripéties, Crevaux recevra de la fille d’un sorcier piaroa la recette du “curare fuerte” et rapportera une momie ornée.

Accompagné d’Apatou et d’un photographe, Crevaux complète cette expédition par une véritable enquête anthropologique dans le delta de l’Orénoque, chez les indiens Guaraounos. Il effectue moulages de têtes, mains et pieds et prend de très nombreuses photographies. C’est Le Janne qui publiera les notes de Crevaux sur cette 3e expédition, après la mort de l’explorateur.

La quatrième et dernière expédition sera fatale à la presque totalité de ses membres. Elle se déroule dans le Gran-Chaco sous de très mauvais auspices en raison du contexte politique et militaire. Accompagné du peintre Ringel, de l’astronome Billet, du timonier de 1ère classe Haurat et de son aide Didelot, Crevaux arrive à Buenos-Aires où le ministre bolivien lui demande de retarder l’exploration du Pilcomayo qui représente un véritable enjeu commercial.

La mission essuie une première escarmouche à la frontière argentino-bolivienne et ses membres sont jetés en prison. Le climat reste hostile, attisé par l’annonce intempestive (ou délibérée) qu’une expédition répressive est engagée contre les indiens Tobas. Ceux-ci massacrent la mission avec la plus grande sauvagerie le 27 mars 1882.

Déterminé, courageux et d’une volonté à toute épreuve, Jules Crevaux exerçait un ascendant reconnu par tous ceux qui l’ont rencontré, malgré sa petite taille et une mise des plus modestes. Lors des moments les plus difficiles et lorsqu’il est miné par la fièvre, ne déclare-t-il pas sans ambages : “Je ne peux arrêter ma pensée sur ce que je puis craindre : en avant !” La vie aventureuse et périlleuse qu’il a voulue lui paraissait la seule digne d’être vécue. Un personnage de cette trempe en indisposait plus d’un et se heurtait souvent à une totale incompréhension.

En revanche, il a su tisser des liens d’amitié qui lui ont valu les encouragements de ses pairs. Bénéfiçiant d’une compétence reconnue en botanique, zoologie, géographie et ethnologie et d’un talent certain de narrateur et d’illustrateur (dessins, esquisses et photographies), il a su faire partager sa passion d’explorateur aux nombreux lecteurs de ses journaux et surtout ceux du Tour du Monde.

Le médecin s’est comporté en hygiéniste et infectiologue en climat tropical. Il s’est intéressé au pian et à la fièvre jaune. Son grand mérite a été de permettre d’identifier plusieurs plantes à la base du curare à l’occasion de ses différentes explorations : Strychnos toxifera, Strychnos castelveana, et enfin Strychnos crevauxii (cette dernière identifiée et baptisée par Planchon). Il a été lui-même initié à la préparation du curare, ce qui montre le degré de confiance qui s’était établi entre les indiens et lui, car cette préparation était un véritable rite sacré et secret.

Le géographe a établi des tracés cartographiques avec relevés altimétriques et barométriques et descriptions détaillées des reliefs et des voies de communication dont la qualité a été reconnue dans les milieux spécialisés et lui a valu l’attribution de la médaille d’or de la Société Géographique de l’Est en 1879.

L’ethnologue s’est surtout intéressé aux noirs Bonis et aux indiens Roucouyennes : mode de vie, habillement, chasse et cultures, rites divers et notamment funéraires, sont scrupuleusement observés et notés. Il a également décrit avec moins de détails les mœurs d’environ une douzaine de tribus. La collection de Jules Crevaux, comprenant 430 objets, est entrée au Musée d’ethnographie du Trocadéro en 1881.

Une colonie J. Crevaux a été fondée en 1883, sur l’intervention du gouvernement bolivien, à Santa-Clara, c’est-à-dire à proximité du lieu du massacre de la mission.

Récemment, en 1998, la Ville de Sarrebourg, dans le cadre d’une exposition “Amérique, navigateurs et aventuriers” a consacré une place importante à l’oeuvre de Jules Crevaux avec publication d’une très belle plaquette intitulée “Jules Crevaux, l’explorateur aux pieds nus”. Ce document a constitué la source principale de nos informations et nous en conseillons vivement la lecture.