` sommaire

Les confins de la vie et de la mort

 

Professeur A. BODART

 

Mémoires de l’Académie de Stanislas - 1960

 

Quelle frontière peut sembler plus inexorable, plus irrémédiablement infranchissable que celle qui sépare le royaume des morts de celui des vivants ? Quelle situation peut paraître moins ambiguë, plus brutalement  affirmée, que celle de la mort, symbole par  excellence des déchirements absolus et des abandons  sans retour ?  En opposition aux vicissitudes sans fin de sa chétive existence, l'homme se représente la mort comme l'unique certitude, la seule garantie d’un immédiat et définitif repos. Cette conception à la fois, redoutable et apaisante, doit-elle  être, comme tant d'autres, quelque peu révisée ? Cette antinomie irréductible entre la vie et la mort est-elle en partie un mythe ? N'y a-t-il pas entre ces deux extrêmes une sorte de zone neutre où se manifestent des états intermédiaires, aux frontières indécises, subtilement dégradées ?

Nous allons essayer de répondre à cette question en évoquant quelques aperçus nouveaux sur cet étrange problème. Nous envisagerons essentiellement deux choses : le mécanisme de la mort naturelle ou provoquée et la suspension volontaire de la vie particulièrement par le froid.

La mort n'est pas une cassure irrémédiable, une chute fatale accomplie en une fraction de seconde ; elle n'a rien de commun avec l'objet de sa légende qui la veut unique, totale, immédiate et sans recours; alors qu'elle est au contraire innombrable, partielle et faite de lentes progressions. De même que l'organisme s'édifie peu à peu par le rassemblement coordonné de trillions de cellules, sa mort n'atteint pas simultanément la foule d'infiniment petits qui le composent et que la mécanique cardiaque cesse brutalement d'alimenter. « La mort, dit le Docteur Dartigues, est pareille à la démobilisation d'une vaste armée combattante ; lorsque le décret d'un destin fatal s'affirme, la lutte est achevée et cette sorte de démobilisation tissulaire se fait par unités. Nous pouvons dire que nous sommes tous quelques heures ou quelques jours enterrés à demi vivants. D'un condamné décapité, on dira que de toute évidence il est mort. Or, en lui, comme le dit Lapicque : « Rien n'est mort ; le cerveau lui-même n'est qu'engourdi par le choc. Tout va mourir peu à peu, organe par organe, cellule par cellule, pare que dans un organisme évolué comme celui de l'homme, la vie de chaque détail dépend des grandes fonctions essentielles, circulation, respiration, qui sont assurées par une coordination de l'ensemble. »

Devant un corps qui vient de mourir, au sens, usuel du terme, on doit en réalité dire qu’il commence de mourir, que sa mort est fatale ; elle est en réalité un pronostic, qui a toutes les chances de se réaliser mais elle n'est pas encore un fait. Cette mort médicale, bien différente de la mort biologique, n'est que l'arrêt du fonctionnement des processus de régulation qui font de l’individu une entité, un système lié réagissant en bloc aux excitations du milieu extérieur. Il faut avouer d'ailleurs que notre estimation du phénomène est grossière et que le plus souvent nous affirmons l'arrêt du fonctionnement d'un seul d'entre eux, le système circulatoire. Comme il contient un des éléments primordiaux de notre milieu intérieur, le sang, il est évident que l'arrêt de son fonctionnement implique forcément la disparition de la fixité des conditions de vie dans ce dernier.

Toute autre est la mort biologique : elle est le retour de la cellule vivante à l'état de matière inorganisée, gouvernée par les seules lois du hasard, avec sa tendance au nivellement thermodynamique avec le milieu extérieur. Or, cet état est certes bien loin d'être réalisé quand nous disons d'un organisme vivant évolué qu'il est mort.

L'être vivant se rapproche d'autant plus de la perfection qu'il est composé d'une multitude de plus en plus grande de mécanismes étroitement coordonnés ; malheureusement, c'est cette perfection qui en fait la fragilité ; c'est le degré de solidarité des parties entre elles qui entraîne les unes dans la catastrophe des autres. L'organisme, dans sa totalité, se trouve soumis à un régime qui rappelle celui des convois maritimes de la guerre où la vitesse de progression de l'ensemble était forcément celle du navire le plus lent L'organisme total meurt en même temps que la plus fragile de ses cellules indispensables. Il est curieux en effet de noter que notre organisme est commandé précisément par la plus fragile de ses structures, celle du système nerveux et plus particulièrement celle du cerveau.

On sait que les cellules nerveuses ne se divisent, donc ne se rajeunissent jamais. Nous naissons avec un stock définitif de neurones, constitué déjà à un stade précoce de la vie embryonnaire. Ces cellules sont donc en quelque sorte condamnées à mort dès la naissance ; rien ne pourra, au cours de l'existence, les rajeunir. Cette disposition est d'ailleurs compréhensible: elle est même une nécessité absolue. Si les cellules cérébrales se divisaient à l'âge adulte, les corrélations d'où découle la vie psychologique seraient impossibles. Que deviendrait la mémoire, liée l'intégrité et à l'immuabilité de la substance nerveuse ?

Ces cellules qui ne peuvent ni être remplacées, ni rajeunir, sont hélas les plus fragiles et les plus exposées à souffrir du manque d'oxygène. C'est donc le système nerveux qui meurt le premier et très vite ; cinq à six minutes après l'arrêt du cœur, les cellules d'une écorce cérébrale ne peuvent déjà plus revivre. Sans doute, si l'on excite, comme l'a fait Laborde, la zone motrice du cerveau d'un décapité, on obtient des contractions musculaires de la face et de la langue vingt à trente minutes après la mort, délai qui peut être porté à cinquante minutes si l’on irrigue le cerveau avec une circulation artificielle. L'expérience du chien décapité et dont le cerveau est irrigué par le sang d’un autre chien est également concluante. Au bout d'une heure, ce chien décapité dresse les oreilles à la voix et ses yeux suivent les mouvements de la personne qui parle. Mais on peut affirmer que chez l'homme, tout au moins, et sans secours d’une circulation de suppléance, la cellule cérébrale meurt très vite, en moins de dix minutes. La moelle épinière est un peu plus résistante et plus encore les nerfs périphériques ; quant aux tissus, ils survivent  beaucoup plus longtemps. Les muscles en particulier sont excitables électriquement quinze à vingt heures après la mort ; on connaît bien les mouvements d'apparence effrayante, de certains cadavres, et les accouchements déclenchés vingt à trente minutes après la mort. Pour le cœur, la survie est encore plus remarquable ; les battements peuvent être obtenus 24 heures après une décapitation et même, avec une circulation artificielle, au bort de quatre à cinq jours, surtout au niveau de l’oreillette droite qui est l'ultimum moriens, le denier refuge de la vitalité cardiaque.

La mort apparaît donc comme une succession de morts partielles, dont la plus précoce et la plus terrible aussi puisqu'elle commande les autres et celle de la cellule nerveuse. Mais la vie subsiste en nous, d'heure en heure plus réduite à des organes, puis à des fragments d’organes et jusqu’à des groupes cellulaires microscopiques dont la fin du dernier élément marquera la mort absolue de notre être, que bien des heures et même des jours auront séparée de notre mort apparente.

Théoriquement d'ailleurs, chacun de ces éléments vivants pourrait poursuivre sa vie propre, isolé de l'ensemble mort. On sait, en effet, que prélevés aseptiquement et cultivés en dehors de l'organisme sur des milieux synthétiques sans cesse renouvelés par la pratique du repiquage, les tissus d'un anima1 ou d’une plante sont capables de vivre et de proliférer indéfiniment. Tout le monde connait les expériences de Carrel qui a conservé pendant plus de trente ans les cellules d'un cœur d'embryon de poulet. Chacun des tissus de l'homme, pris isolément, est immortel ; l'homme est immortel mais en pièces détachées.

Somme toute, avec le Professeur D’Halluin, de la Faculté libre de Lille, qui a consacré une grande partie de sa vie à l’étude de ce problème, on peut distinguer trois sortes de mort : 1'apparente, la relative et l’absolue.

La mort apparente est caractérisée par un ralentissement extrême des manifestations vitales : résolution musculaire, perte de conscience, arrêt de la respiration, circulation très faible, difficile à mettre en évidence. Cet état est de durée variable ; il peut se prolonger plusieurs heures, ce qui explique certaines résurrections spontanées qui ont terrifié les témoins. Il s'observe surtout après des accidents brutaux, exceptionnellement au cours de maladies. Il est susceptible de cesser spontanément et à plus forte raison soirs l'influence d'agents thérapeutiques même peu énergiques.

La mort relative est la mort habituelle. Elle est caractérisée par un arrêt circulatoire complet, mais avec conservation temporaire de l'intégrité cellulaire, en particulier nerveuse. Il n'y a aucune reviviscence spontanée possible, mais une ultime possibilité d'action par des moyens énergiques et rapides.

La mort absolue est marquée par l'altération définitive d'un grand nombre de cellules en particulier nerveuses, rendant radicalement impossible la restauration des fonctions vitales.

Cette notion d'un laps de temps appréciable entre le moment où l'arrêt de la respiration et de la circulation condamne le sujet à mort et celui où cette mort devient une réalité est à la base de toute une science nouvelle : la réanimation. Sans doute, ce terme s'applique avant tout à l'ensemble des manœuvres destinées à prévenir la mort, mais son champ d'action, dans certaines circonstances tant au moins, va au delà de cette dernière. Depuis quinze ans, toute une littérature a été consacrée à ce thème : des expérimentateurs sont en quelque sorte des spécialistes de cette thérapeutique post-mortem. Des livres ont paru, ayant des titres en apparence assez étranges, tel celui du russe Negowski : « Physiopathologie et thérapie de 1'agonie et de la mort clinique ». Quand un médecin voit un être humain mourir entre ses mains, alors qu'en raison de son âge et de l’état de ses organes essentiels, il aurait dû continuer à vivre, il ressent, selon son tempérament, irritation, tristesse ou résignation. Dorénavant, il devra toujours se demander s'il a vraiment épuisé tans les moyens de lutte contre la mort. Bien entendu, une telle réanimation serait absurde le plus souvent, quand une lésion irréductible, une infection, une intoxication d’origine interne sont en cause ; elle serait d'ailleurs dans ces cas impossible ou suivie d'une rechute inévitable. Par contre, au cours des syncopes opératoires, ou chez les sujets jeunes et vigoureux brusquement frappés par une mort accidentelle, l'effort doit être tenté.

La récente guerre a été le triomphe de la méthode et c’est par milliers que des blessés ont été sauvés après mort apparente par une réanimation d'urgence, dans des services spéciaux, en particulier dans les pays anglo-saxons et en URSS. Je ne saurais évidemment insister sur les multiples moyens mis en œuvre : respiration artificielle, adrénaline intra-cardiaque, massage du cœur mis à nu, injections de sang suroxygéné, glucose et adrénaline par voie artérielle centripète, à contre courant vers le cœur sous forte pression, pour forcer l'irrigation à atteindre les coronaires. Deux auteurs russes ont traité, par cette dernière méthode 51 soldats blessés, en état de mort clinique. Deux ne furent pas réanimés du tout, douze ont vécu quelques instants d'une vie purement végétative, décérébrée ; vingt-deux ont repris conscience et sont morts au bout de trois jours. Enfin, douze ont été définitivement ramenés à la vie. Le délai d'application utile est de 5 à 8 minutes ; au delà, on n'a que des reviviscences transitoires.

En chirurgie de temps de paix, c'est évidemment la syncope anesthésique qui donne le plus souvent l'occasion de mettre en pratique cette réanimation post-mortem. Cet arrêt cardiaque serait cinq fois plus fréquent qu'il y a dix ans ; la cause en étant l'audace de plus en plus grande de la chirurgie et aussi certains procédés d'exploration indispensables mais non dépourvus de risques. Il semble que tout centre chirurgical doive s'attendre à en observer un ou deux cas par an et encore ce chiffre me paraît assez modeste. Cet arrêt revêt deux formes : l'arrêt absolu, dans lequel le cœur est flasque, en inertie complète ; c'est la forme la plus fréquente : 90 % des cas, et la fibrillation (10 % des cas), forme plus sévère dans laquelle le cœur est animé de contractions faibles mais incoordonnées et impuissantes, qui ne sont d'ailleurs perceptibles qu'une fois le cœur mis à nu et surtout pris dans la main ; on le sent alors frémissant comme un paquet de vers. La réanimation par massages et défibrillateur réussit très souvent si elle est faite à temps, cela va sans dire. C'est alors par excellence l'occasion des décisions promptes et des gestes rapides quoique non affolés. Sur 24 arrêts cardiaques observés à l'Hôpital des Enfants Malades à Paris, vingt fois le cœur est reparti et 14 fois l'enfant a guéri sans aucune séquelle, avec un électrocardiogramme et un encéphalogramme normaux.

Tout est bien loin d'être dit d'ailleurs et cette thérapeutique de sauvetage n'en est encore qu'à l'état rudimentaire. Il faudra trouver le moyen de prolonger cette période, malheureusement si courte, qui précède la lésion irréversible de la cellule nerveuse, en agissant sur cette dernière pour stopper net son métabolisme et son exigence d'oxygène. Nous verrons tout à l'heure que la réfrigération est actuel

lement la grande ressource, mais applicable seulement, cela va sans dire, dans la chirurgie faite à tête reposée et quand on a tout le temps devant soi ; ce n'est pas là le procédé d'action immédiate qui serait nécessaire. Bien des laboratoires sans doute travaillent en ce moment à la recherche de cette drogue miracle, de cet anti-oxydant qui, fixant en quelque sorte pour un temps la cellule cérébrale dans l'état physico-chimique où elle se trouve, permettrait de faire repartir le cœur et la respiration dans des délais beaucoup plus confortables. Nul doute qu'il n'y ait là l'objet de découvertes sensationnelles prochaines.

Telle qu'elle est aujourd'hui et précisément à cause de ses imperfections actuelles, la réanimation post-mortem pose quelques problèmes d'ordre moral, sur lesquels d'ailleurs je ne m'appesantirai pas. Si cette réanimation trop tardive risque d'aboutir à une survie assombrie par de grosses séquelles neurologiques, est-on en droit de la mettre en route ou tout au moins de la poursuivre si elle ne donne pas de résultats immédiats ? Une décérébration totale ne mène généralement qu'à une survie très passagère ; mais, à un degré moindre, des lésions cérébrales compatibles avec la vie peuvent donner, surtout chez l'enfant et le nouveau-né, une idiotie profonde, l'équivalent des séquelles d'une encéphalite des plus sévère. La conception de la prolongation de la vie à tout prix, qui serait l'unique devoir du médecin, est une conception erronée et quelque peu païenne, non respectueuse de l'intégrité et de la dignité de la personne.

Un problème angoissant risque donc fort de se poser de plus en plus souvent au médecin. Quand peut-il ou plutôt quand doit-il cesser ces manœuvres de réanimation? En principe pas avant que les lésions cérébrales ne soient devenues irréversibles ; mais comment en juger ? Un traumatisé crânien grave présente un arrêt respiratoire total malgré la trachéotomie ; on le met rapidement sous respiration automatique avec un appareil spécial. Au bout de quelques heures, aucun mouvement respiratoire ne réapparaît, l'aspect clinique du malade est alors celui d'un mort qui conserverait un pouls bien frappé, c'est-à-dire qu'il est inerte, sans réflexes même cornéens et pupillaires, sans aucune réponse aux stimulations les plus vigoureuses. Cette scène tragique peut se prolonger ainsi des jours voire des semaines, surtout si la réanimation est parfaitement menée. Mais n'est-ce pas là une mise en scène macabre et cruelle pour tout le monde ? Il faudrait trouver un procédé pour déterminer l'état exact des cellules cérébrales puisque c'est de lui qu'une seule chance de survie spontanée dépend. Il n'en existe pas d'absolu. On a proposé, après une dizaine d'heures d'arrêt respiratoire, de pratiquer une petite trépanation, d'introduire en direction des noyaux centraux cérébraux de fines électrodes bipolaires afin d'enregistrer l'activité électrique, témoin le plus fidèle et le plus sensible de la vie du système nerveux. Quand il n'existe plus aucune activité électrique, malgré un stimulus périphérique violent, on peut estimer que la réanimation est sans espoir. Le médecin trouve donc là, comme dans tant d'autres circonstances, une occasion de mettre à l'épreuve son jugement et sa conscience.

Intéressante également est à considérer l'incidence religieuse et philosophique de cette survie passagère post-mortem. Quand l'âme quitte-t-elle le corps? Il peut paraître vain et présomptueux de poser la question ; il serait sans doute plus sage de s'en tenir à la réflexion désabusée que Confucius faisait à son disciple Li Kou : « Quand on ne connaît pas la vie, comment pourrait-on connaître la mort ? ». Mais il est tout de même intéressant d'en disserter un peu. L'idée d'une lente et progressive libération de l'âme, au fur et à mesure que le corps se décompose, est une idée chère aux occultistes ; les théosophes disent que la séparation du double éthérique ou corps astral n'est complète que trente-six heures après la mort apparente. Certains hérétiques des premiers siècles enseignaient qu'il faut donner l'extrême onction aux morts et Saint Irénée parle d'une fameuse magicienne nommée Marie qui rachetait les corps des défunts pour les oindre. Il fut même une époque où l'on donnait la communion aux morts ; en guise de viatique, on déposait l'hostie dans leur bouche ; cette coutume, désapprouvée par plusieurs conciles, était en usage en France, en Orient et surtout dans l'Eglise d'Afrique. Elle rappelait la pièce de monnaie destinée à payer le nautonier Caron qui faisait traverser aux âmes le fleuve des enfers.

Renchérissant sur cette diée d'une survivance prolongée de l'âme, le Docteur Chevrier, dans le Bulletin de la Société de Saint Luc de 1930, estime que la séparation de l'âme et du corps coïncide avec la destruction de la dernière cellule de l'individu. Conception évidemment outrancière et même déplaisante : on imagine mal cette âme errante parmi les restes organiques et se réfugiant de cellule en cellule. Au surplus, que deviendrait-elle en cas de conservation indéfinie par culture d'un tissu ou d'un organe ? Il paraît donc infiniment plus raisonnable de considérer l'âme comme liée à l'individu, c'est-à-dire à un minimum d'organisation et d'envisager sa disparition dès que cet individu, en tant que tel, n'a plus aucune chance de survivre, quand les lésions des cellules nerveuses, y compris celles des noyaux centraux qui ont, sous leur dépendance, les mécanismes respiratoire et cardiaque, sont devenues irréversibles. Quoi qu'il en soit, malgré les réticences de quelques théologiens, entre autre le Cardinal Lépicier et le Père Hugon, l'Eglise admet cette persistance pendant une durée d'ailleurs imprécise. D'après le Traité de Théologie Morale Catholique du R. P. Hubert Jone, si la mort survient après une longue maladie, le délai raisonnable d'administration des sacrements serait environ d'une heure, pouvant être porté à deux heures et plus en cas de mort violente ou subite. Seul le commencement de la décomposition, dit Vitrand, exclut formellement cette pratique sacramentelle ; il suffit d'ailleurs que, dans les cas douteux, le prêtre prononce la formule restrictive : « Si Vivis ». Telle est la doctrine, très souple on le voit, énoncée par le canon 942 du Code de Droit Canonique. Bien d'autres problèmes pourraient être envisagés, entre autre un problème légal. Fn cas de mort simultanée de deux conjoints, si fréquemment réalisée dans les accidents de la route actuels, l'homme est considéré légalement comme étant mort le dernier et les successions sont déterminées dans cet ordre. Mais si une réanimation rapide faite sur la femme réussit à faire repartir le cœur, ne serait-ce que quelques-instants avant une mort définitive, tiendra-t-on compte de cette brève survie cardiaque pour déclarer que les décès se sont faits en ordre inverse ? Quelle est la durée minima de survie imposée pour que cette dernière puisse être prise en considération ?

On peut enfin imaginer des situations bien étranges. Techniquement tout au moins, rien ne s'oppose à ce qu'on maintienne la vie dans un corps décapité, après arrêt et compensation de la perte sanguine, par un système de respiration et de circulation extra-corporel analogue à celui de la chirurgie cardiaque à cœur ouvert. Ce corps sans cerveau serait sans doute un peu analogue à celui du traumatisé crânien décérébré dont il ne viendrait à l'idée de personne de prétendre qu'il est réellement mort et qu'en particulier son âme est définitivement séparée du son corps. Et si l'on assurait la circulation nécessaire dans la tête elle-même, comme dans l'expérience du chien décapité dont nous parlions tout à l'heure, nous aurions un individu vivant en deux parties, ce qui ne laisserait pas d'être assez déroutant. A vrai dire, je ne crois pas que le spiritualiste serait acculé là à un problème insoluble et même absurde. Ce corps, privé de tout centre cérébral, même simplement végétatif, et dont la vie ne serait entretenue qu’artificiellement serait comparable, en réalité à un organe de culture. Il présenterait encore une complexité fort grande d'appareils dont on pourrait peut-être assurer un certain temps, grâce aux injections d'hormones adéquates, la coordination mais il manquerait l'essentiel de l'individu à savoir sa propre régulation autonome.

Sans doute, on pourra m'objecter que dans la chirurgie cardiaque dont nous parlerons tout à. l'heure, les mécanismes aussi essentiels que ceux de la respiration et de la circulation sont devenus automatiques et échappent au contrôle cérébral du malade. Mais il n'empêche qu'il s'agit là d'une simple suspension et que pendant tout ce temps, l'intégrité de la substance nerveuse est par définition sauvegardée, c’est-à-dire la possibilité d'une reprise par cette substance de tous les contrôle nécessaires. Plus troublante à vrai dire est la question de la persistance de l’âme si la tête décapitée peut être irriguée suffisamment pour empêcher l'altération cérébrale irréparable. Je crois effectivement que dans ce cas, il y aurait survie réelle, que la fin de l'individu et sa désanimation coïncideraient avec l'installation de ces lésions cérébrales irréversibles.

Ainsi donc la mort, telle qu'elle apparaît à nos yeux, n'est pas toujours l'état que nous imaginons, immédiatement et irrévocablement fixé par le destin. Elle est faite de gradations, précédée par des états intermédiaires et crépusculaires, qui ne sont pas encore la mort, mais ne sont déjà plus la vie. Mais ces états ambigus accompagnant la mort habituelle ne sont pas exclusivement attachés à cette dernière. On peut les observer dans d’autres circonstances, en particulier dans les expériences actuelles de suspension volontaire de la vie, si riches en perspectives de toutes sortes; et ce sont ces dernières que nous allons maintenant envisager.

Tout être vivant est soumis à la loi du temps ; il a devant lui, en quelque sorte, à la naissance, une durée déterminée de vie ou plutôt tout un capital de réactions métaboliques qui vont se dérouler, d'une façon propre à l'espèce, tout le long de cette durée laquelle, sauf accident, lui est allouée d'avance. Mais, sur le plan de la philosophie biologique, rien n'oblige à ce que ce déroulement soit continu et uniforme : on peut imaginer qu'il puisse y avoir des interruptions ne modifiant en rien la loi fondamentale de la soumission au temps. Le temps d'un être vivant est en effet un temps qui lui est propre, une sorte de durée intérieure, tout à fait indépendante du temps sidéral. Les repos qui peuvent suspendre l'exécution d'une mélodie n'empêchent pas la continuité de cette dernière ; de même, les arrêts momentanés éventuels du rythme vital.

On peut donc concevoir que, dans un organisme évolué tel que celui de l'homme et des mammifères, il soit possible de supprimer les moyens de régulation métabolique, d'obtenir un état de mort apparente et cependant de maintenir les possibilités de réanimation. Ce problème est certes difficile, mais non insoluble. On peut même admettre, avec Laborit, qu'à la limite un être vivant puisse être éternel, mais avec une activité vitale réduite à zéro

Quels sont donc les moyens de suspendre pour un temps sans les détruire les processus de la vie ? Il y en a de deux sortes : ceux qui agissent sur la structure de la cellule et ceux qui agissent sur son fonctionnement. Sur sa structure : le moyen le plus simple est la dessiccation. Il ne s'agit pas d'enlever la petite quantité d'eau chimiquement liée aux constituants cellulaires, ce qui serait probablement dénaturer ces derniers sans retour. Mais, la plus grande partie de l'eau n'est pas dans la cellule, si fortement liée ; elle n'est qu'un constituant comme beaucoup d'autres et en équilibre avec ces derniers. Toutes les fois qu'on peut, priver la cellule d'un de ses constituants fondamentaux (l'eau est le plus important) et le lui rendre ensuite sans dommages, on réalise un mécanisme de suspension de la vie par action sur la structure. Sur le fonctionnement : la suppression de l'eau, dont nous venons de parler, agît indirectement sur la physiologie cellulaire en entravant les réactions physico-chimiques par l’appauvrissement en solvant et la gêne apportée à la diffusion des molécules. Mais on peut opérer aussi d'une façon directe en agissant par exemple sur les catalyseurs indispensables aux processus chimiques ; c'est le cas de certains anesthésiques, de certains poisons. Cependant, le procédé le plus radical est incontestablement l'abaissement thermique du milieu. Il faut en effet que tous les processus enzymatiques soient bloqués en même temps et que toute transformation et transposition moléculaire soient rendues impossibles, ce qui ne peut être réalisé que par les très basses températures.

Cette question, passionnante pour le biologiste et le philosophe, de la continuité même du phénomène vital s'est posée pour la première fois au début du XVIIIe siècle, à propos des rotifères. Leuwenhoeck, en 1701, avait déjà vu ces animalcules, réduits à l'état d'inertie par un dessèchement prolongé, retrouver leur forme et s'agiter dans une gouttelette d'eau. D'autres animaux, entre autres les Tardigrades et les Anguillules du blé furent reconnus capables d'une même reviviscence après dessèchement. Cependant. Fontana, qui avait constaté le phénomène, n'osait publier son traité: « De la vie et de la mort apparente des animaux », « Il craint d'être excommunié, écrivait à son propos Dupaty, et tout le pouvoir du grand duc ne le sauverait pas ». Un peu plus tard, en 1776, Spallanzani, le très savant et audacieux jésuite, professeur de physiologie à l'Université de Pavie, publia son fameux mémoire : « Observations et expériences sur quelques animaux surprenants que l'observateur peut à son gré faire passer de la mort à la vie ».

Evidemment, ces expériences ne pouvaient avoir une rigueur et une puissance de démonstration péremptoire suffisantes pour entraîner la conviction. Aussi, deux conceptions s’affrontent : celle Leuwenhoeck, qui se refuse à croire à un arrêt complet des processus vitaux et ne parle que de ralentissement et celle de Spallanzani pour qui cet arrêt est total et la reviviscence, une véritable résurrection post-mortem : « Vérité, dit-il, la plus paradoxale que puisse offrir l'histoire des animaux ».

En 1883, T'reyer, dans ses Eléments de Physiologie Générale, distingue judicieusement l'état de non vie, qu'il appelle anabiose, de l'état de mort. Un être vivant peut s'arrêter de vivre sans qu'on doive le considérer comme mort et c'est le cas précisément des organismes desséchés, « comparables, dit-il, à une horloge toujours intacte qui, quoique, montée, ne marche point, parce que le balancier n'oscille pas », Cette comparaison de l'horloge a été reprise par d'autres biologistes, comme Gauthier ; pour lui la graine et le rotifère desséchés ne vivent réellement pas ; ce sont des horloges prêtes à marquer l'heure et qui attendent, dans un repos absolu, la première vibration qui les mettra en branle. Chez eux, l'organisation propre à la vie subsiste mais non la vie elle-même.

Claude Bernard lui aussi admet cet arrêt des manifestations vitales et que la vie puisse devenir latente, passer de la catégorie de l'actuel à celle du virtuel. Au contraire, son élève Dastre, dans un ouvrage bien connu, paru au début de ce siècle, « La vie et la mort » se refuse à croire à cette discontinuité vitale. Pour lui, il y a atténuation extrême des synthèses nutritives et non une abolition complète ; il y aurait dans cette dernière hypothèse, selon lui, une notion contraire à tout ce que nous savons de la durée limitée de l'être vivant. Le milieu naturel est variable et le minéral lui-même ne saurait s'y maintenir éternellement fixe. Dans ces conditions, comment la pérennité pourrait-elle appartenir à l'être vivant qui est le symbole même du changement. « Si, dit-il, la vie ordinaire a, pour chaque individu, une durée limitée, la vie ralentie doit être dans le même cas. On ne saurait croire qu'après un sommeil indéfiniment prolongé, la graine ou l'anguillule, sortant de leur torpeur, puissent reprendre le cours de leur existence et exécuter ainsi une sorte de saut par dessus les siècles. »

Il est de fait que le maintien de la vitalité des graines des tombaux égyptiens et leur aptitude à germer, après des milliers d'années, ne sont que des fables ou le résultat d'une imposture. Maspero a clairement résumé la situation en 1901 en disant que les graines achetées aux fellahs lèvent presque toujours alors que celles qui ont été recueillies par l'archéologue lui-même dans les tombaux ne germent jamais. La cause est entendue sur ce point ; mais l'argumentation de Dastre n'est tout de même guère convaincante et son expression de pérennité de l'être vivant est malheureuse. Il n'a jamais été question, pour qui que ce soit, je pense, de prétendre prolonger indéfiniment la vie par ce mécanisme de suspension temporaire ; cette dernière n'est qu'un arrêt le long d'une course fixée d'avance et non modifiable. Encore une fois, la durée réelle de l'être vivant n'a rien à voir avec son mode de déroulement et une fragmentation éventuelle de ce dernier n'est certes pas susceptible de l'allonger.

Quoi qu'il en soit, ce n'est qu'à partir de 1950 que la question rentre dans la phase d'expérimentation vraiment sérieuse et convaincante, en particulier avec Paul Becquerel au Muséum d'Histoire Naturelle. Alors que déjà vers 1930, on était parvenu à refroidir rotifères et tardigrades jusqu'à 190° avec retour à la vie, Becquerel réussit à les soumettre, après une dessiccation de 8 années, à des températures voisines du 0 absolu 273° : froid d'ailleurs impossible à atteindre au Muséum mais réalisé dans le laboratoire spécial de Leyd en Hollande. Après deux heures à cette température, les animalcules et les graines, renvoyés par colis postal et humectés, reprirent leurs mouvements et germèrent. C'est la première fois que la vie franchissait le mur de l'anabiose : il ne pouvait être question, en effet, à ces températures, de parler de vie ralentie : toute réaction chimique étant par définition bloquée et l'état colloïdal du protoplasma complètement supprimé. « La matière vivante, dit Becquerel dans sa communication à l'Académie, a été solidifiée : elle est devenue aussi inerte que de la matière brute. Cependant, elle a conservé la propriété de reprendre son ancien état colloïdal au dégel, puis son activité. » Cette communication donna lieu, dans un certain public cultivé, à des débats passionnés, avec d'ailleurs des considérations abusives, comme si, du dessèchement d'un tardigrade, devaient sortir des arguments explosifs contre le spiritualisme et l'immortalité de l'âme.

Mais, si les petits animalcules ou, à un degré plus élevé de la hiérarchie, les vers se laissent assez facilement congeler jusqu'au voisinage du zéro absolu, c'est qu'il est possible de les déshydrater d'une façon presque totale. Mais, peut-on sérieusement envisager d'atteindre des températures aussi basses chez les mammifères supérieurs et chez l'homme ? Il est à penser que chez eux l'eau constituante doit se transformer vers -20° en cristaux de glace faisant éclater toutes les cellules ; c'est effectivement ce qui se passera infailliblement si on ne parvient pas à tourner l'obstacle et à franchir ainsi le mur de la glace ; or, c'est aujourd'hui chose faite.

C'est l'antigel des voitures qui a donné à Jean Rostand l'idée d'utiliser la glycérine pour retarder la formation de la glace, et surtout provoquer l'apparition d'une glace vitrifiée, homogène comme le verre et non cristalline ; car ce sont les cristaux qui tuent la cellule lors de la congélation. Cette idée fut exploitée par Parkes de Londres qui poussa plus avant la technique et réussit à vitrifier entre autre des semences d'animaux et des spermatozoïdes humains à70°. Au bout d'un mois ces semences, dures comme du verre, ont gardé leurs propriétés reproductrices : cette vitrification a immédiatement transformé la pratique de l'insémination animale artificielle.

Les applications humaines ont déjà commencé ; en 1956, à l'Université d'Iowa, Schermann, conserva pendant plusieurs mois à 79° de la semence humaine glycérinée à 10 % : elle servit à l'insémination de trois femmes volontaires qui toutes trois eurent des enfants normaux. Une jeune biologiste, américaine évidemment, dont le mari venait d'être tué dans un accident d'auto, fit prélever immédiatement les vésicules séminales et vitrifier leur contenu. L'insémination lui permit d'avoir ainsi, à 18 mois d'intervalle, deux enfants. Les biologistes ont déjà créé de véritables banques de spermatozoïdes susceptibles d'être conservés pendant un temps indéfini ; les plus audacieux d'entre eux n'hésitent même pas à penser qu'un enfant pourra naître plusieurs siècles et même, pourquoi pas, plusieurs millénaires après la mort de son père.

Mais les espoirs vont évidemment bien au delà de cette réussite d'une insémination retardée. Ce sont des organes entiers qu'il importe de faire revivre et de greffer à volonté. On sait que jusqu'ici, seuls des tissus inertes de soutien : os, tendons, artères, peuvent être conservés ; ils ne constituent pas des greffes véritables et n'ont qu'une fonction mécanique ; ils ne sont pas vivants ; un froid modéré suffit à conserver intacte leur structure physique, leur permettant de jouer leur rôle de charpente. Aucun organe proprement dit n'avait été suspendu dans son fonctionnement par le froid et réanimé avant l'expérience toute récente de Louis Rey. C'est en effet un chercheur français, prix Pelmann de Biologie, qui dans le laboratoire de physiologie de l'Ecole Normale Supérieure, a le premier réussi cette expérience cruciale. Son livre : « Conservation de la vie par le froid » est d'une lecture passionnante. Expérimentant sur le cœur d'embryons de poulets, il a longuement étudié, grâce à des dispositifs remarquables, l'action des très basses températures (celle de l'azote liquide) sur les cellules de tissus protégés par le glycérol ; ces cellules refroidies gardent leur aptitude à croître et à se multiplier. Mais le cœur entier, traité par les mêmes méthodes et transformé en un bloc dur et cassant, aussi inerte que la pierre, a repris au bout de quelques heures de réchauffement, sa contractilité et son rythme normal. Le tissu cardiaque a donc gardé toutes ses possibilités physiologiques et les coordinations cellulaires n'ont pas été modifiées. On peut donc affirmer qu'un organe d'homéotherme peut, dans certaines conditions de protection, supporter un refroidissement extrême et conserver son intégrité morphologique et fonctionnelle.

Quel est l'avenir de ces organes réfrigérés ? Le séjour aux basses températures ne provoque-t-il pas de faibles altérations susceptibles d'entraîner des changements physiologiques importants au bout de longues périodes ? Il est évidemment impossible de répondre formellement à cette question. Cependant, certains faits paraissent devoir rassurer sur ce point, en particulier les greffes de peau réfrigérées qui ont évolué sans le moindre incident, ou encore les greffes d'ovaires, de testicules, d'hypophyses, de surrénales conservées à 90° pendant des mois et qui, une fois réanimées et implantées sous la peau d'animaux: d'expériences, se sont mises à sécréter leurs hormones.

Cette technique de réfrigération et de réchauffement, nul s'en doute, est des plus délicate. Etudiant les phénomènes thermodynamiques à basse température et les mécanismes de transformation vitreuse et de dévitrification, Louis Rey a constaté que dans l'intervalle entre 80° et 196°, c'est-à-dire entre la neige carbonique et l'azote liquide, s'opèrent des transformations considérables du matériel refroidi, véritables réactions en milieu solide. Pour obtenir l'inertie totale désirée, il faut donc descendre jusqu'à –196° on tout au moins jusqu'à 120°, condition qui paraît indispensable pour une réelle suspension de la vie. Nul doute, d'ailleurs, que ces techniques encore dans l'enfance ne se perfectionnent rapidement.

Peut-être la cryodessication ou lyophilisation sera-t-elle d'ici peu une solution possible. On sait en quoi elle consiste: c'est une dessiccation effectuée à basse température, à partir de tissus congelés, et obtenue en sublimant la glace sous basse pression ; il y a alors passage direct du solide au gaz sans qu'à aucun moment il n'apparaisse d'eau à l'état liquide. Cette lyophilisation est aujourd'hui extrêmement répandue et industrialisée: elle sert à conserver d'une manière très commode des médicaments, des produits alimentaires, du plasma et les tissus de soutien dont nous avons parlé tout à l'heure : os, artères, cornées. Mais, les tissus vivants jusqu'ici n'ont pu survivre par ce procédé. Un grand nombre de laboratoires étudient cette question ; c'est ainsi qu'à Philadelphie, Bellingham a déjà réussi à lyophiliser un fragment de peau sans en tuer les cellules ; mais ces dernières contenaient encore 25 % d'eau ; une grenouille a été desséchée ainsi à 50 % et ramenée à la vie. Aucun biologiste ne désespère pouvoir arriver un jour au dessèchement total.

Même en s'en tenant aux méthodes complexes et un peu aléatoires utilisées actuellement, il est possible d'envisager pour bientôt la réalisation de véritables banques d'organes. A quoi bon, dira-t-on, les stocker ainsi inutilement puisque l'on sait l'impossibilité de les greffer sur des individus de même espèce et, à plus forte raison, d'espèces différentes. Des chroniques de vulgarisation ont, ces dernières années, renseigné le grand public sur ce refus de l'organisme de recevoir et de s'incorporer un organe étranger, par suite d'une intolérance individuelle, due elle-même à la personnalité génétique de chaque être humain. Tout le monde se souvient, à propos de la greffe de rein de l'Hôpital Necker, des tentatives pour empêcher cette réaction d'élimination de l'organisme vis-à-vis des greffes, en soumettant le receveur à une forte radiation de rayons gamma ; ce rayonnement ayant pour but de sidérer en quelque sorte cette réaction d'autodéfense, utile certes sur le plan biologique général, mais en l'espèce stupide.

Un moyen infiniment plus élégant serait de ne pas léser le receveur (ce que font tout de même les rayons gamma) et de supprimer dans la greffe elle-même l'agent de spécificité qui la rend inassimilable. Or, le froid semble bien être le meilleur agent de déspécification. Déjà la clinique ophtalmologique du Val-de-Grâce a utilisé des cornées réfrigérées de chiens et de veaux et les a greffées sur l'homme d'une manière permanente. Ce n'est la qu'un timide essai ; mais la question a une telle importance que de nombreux savants de laboratoires de tous pays sont actuellement en train de multiplier les recherches dans ce sens.

Et maintenant, quittant le domaine limité des tissus et des organes, nous en arrivons à l'homme dans sa totalité. Où en est le problème de la suspension de la vie appliqué à l'ensemble de l'organisme ? Disons-le tout de suite, il n'est encore qu'ébauché. Ce n'est certes pas que l'hypothermie soit appliquée exceptionnellement ; elle est rentrée en réalité dans le domaine de la pratique courante. Son but est double : d'une part supprimer le plus possible les réflexes dangereux, consécutifs aux agressions de toute sorte, opératoires ou autres ; d'autre part et surtout, diminuer la consommation des tissus en oxygène, en particulier celle des cellules cérébrales et permettre ainsi un arrêt circulatoire assez prolongé sans entraîner à leur niveau de lésions anoxiques mortelles. Pour la réaliser, il y a schématiquement trois méthodes. La première est l'hibernation par blocage du système neuro-endocrinien au moyen de produits chimiques appelés déconnecteurs. Du fait du sommeil, de la suppression des réflexes moteurs, vaso-moteurs et végétatifs, les processus vitaux sont ralentis ; ce blocage les met au niveau du métabolisme de base, mais pas au-dessous ; la baisse de température est faible. La deuxième est la réfrigération par refroidissement, soit externe (vessies de glace, couvertures à circulation réfrigérante, bains de glace pilée, etc...) soit interne dans un organe creux ou une séreuse (entre autre, irrigation d'eau glacée dans le péritoine). Cette méthode donne une hypothermie modérée. A vrai dire, on pourrait avec elle descendre à des températures assez basses ; malheureusement, elle est dangereuse au-dessous de 30°, car à 28° le cœur fibrille et devient inefficace. Elle ne permet un arrêt circulatoire que de 7 à 8 minutes, délai suffisant sans doute pour la correction de certaines malformations cardiaques mineures, mais notoirement insuffisant pour les grosses malformations qui nécessitent une chirurgie à cœur ouvert.

Le problème était donc de passer sans encombres ce seuil fatidique des 28°, où le cœur cesse de battre. Il a été résolu par la troisième méthode, celle de l'hypothermie profonde grâce à la circulation extracorporelle. Le cœur est mis hors circuit ; le sang est dérivé dans un appareil extérieur, dit cœur artificiel, où il est réfrigéré et dans un appareil oxygénateur; puis il est rythmiquement refoulé clans le système artériel. Le cerveau, comme tous les autres organes, est donc irrigué par un courant sanguin froid et sa température peut être amenée au voisinage de 10°. A ce moment, la consommation d'oxygène par les tissus et spécialement par les cellules cérébrales devient extrêmement faible, ce qui se traduit d'ailleurs par la coloration du sang veineux qui, au lieu d'être noir, reste rouge comme le sang artériel. Alors qu'elle baissait de 50 % à 30°, cette baisse dépasse 90 % au-dessous de 15. On peut donc, à ce stade, arrêter la circulation artificielle extra-corporelle et le chirurgien opère en toute aisance sur un cœur depuis longtemps inerte et rendu exsangue ; vers 10 à 12°, il peut disposer de 60 à 90 minutes. La mesure du taux d'oxygène dans le sang permet de dire quand il est nécessaire de reprendre la circulation artificielle, si l'on ne veut pas courir le risque de lésions cérébrales irréductibles. I1 est assez impressionnant de voir ouvrir ces cœurs de cadavres qui, même à l'électrocardiogramme, ne manifestent plus, au-dessous de 15°, la moindre activité électrique. Une fois l'intervention terminée, le courant sanguin est évidemment rétabli dans le circuit extra-corporel, le sang est réchauffé et quand il atteint 30°, le cœur se remet en marche, souvent spontanément, parfois avec l'aide de quelques excitations électriques du défibrillateur. A 35°, le cœur est tout à fait efficace ; il est alors remis en circuit, intra-corporel, par suppression des canules qui dérivaient le sang vers l'appareil extérieur.

I1 ne faut pas croire d'ailleurs que seule la chirurgie intra-cardiaque doive bénéficier de cette hypothermie profonde ; cette dernière commence à être appliquée dans la chirurgie du cerveau lui-même ; elle sera sans doute mise en œuvre également dans les grosses agressions opératoires des viscères, hépatique entre autres. Mais, si spectaculaire que soit cette circulation extra-cardiaque, elle est tout de même assez lourde d'aléas. L'idéal serait certes de simplifier les choses et de trouver un produit chimique qui, injecté dans une veine, irait imprégner les tissus, tout particulièrement le cerveau et suspendrait comme par enchantement le métabolisme cellulaire, ou tout au moins la consommation d'oxygène. En attendant cet anti-oxydant miracle, des produits sont à l'étude tels que le Penta et l'Hexa-méthoniun, combinés à l'Atropine ; les expériences de laboratoire se multiplient. La solution du problème n'est peut-être pas tellement lointaine.

Voilà où nous en sommes actuellement et le bilan n'est déjà pas si médiocre. Mais, il n'est sans doute pas défendu de prospecter un peu l'avenir et même de se laisser aller un instant à la rêverie, puisqu'aussi bien cet avenir une fois réalisé s'est toujours jusqu'ici montré plus surprenant que ne l'avaient imaginé les plus audacieux.

L'hypothermie profonde, qui a permis l'essor de la chirurgie à cœur ouvert, est cependant bien modeste en comparaison des températures de la neige carbonique ou de l'azote liquide et on peut douter que les organismes supérieurs puissent supporter ces dernières. Et pourtant, quelques essais sont déjà prometteurs; on a réussi à geler à 40 % un rongeur hibernant, l'hamster doré, c'est-à-dire que près de la moitié de l'eau contenue dans chacune de ses cellules a été solidifiée durant plusieurs heures. Les expériences ne font que commencer et l'on peut attendre avec confiance.

Mais anticipons un peu. A l'Université de Belgrade, deux spécialistes de la réfrigération, Giaja et Andjus ont découvert qu'après refroidissement le cœur des rats était plus résistant qu'auparavant ; fait: qu'ils attribuent à la présence dans le sang de corps spéciaux qu'ils cherchent actuellement à isoler et qu'ils ont déjà baptisé : les frigo-stimulines. De là à penser qu'un jour l'homme vieillissant sera passagèrement refroidi et sortira plein de vigueur de cette étrange fontaine de jouvence, il n'y a qu'un pas qu'il est bien permis de franchir allègrement.

Il n'y n plus qu'à attendre le refroidissement intégral, la vitrification du corps humain à 196°, avec conservation indéfinie et réveil sur commande après des années ou des siècles. Je ne sais si, pour ce long sommeil sans rêves, il y aura beaucoup d'amateurs. Sans doute, la connaissance du futur est fascinante : mais la rupture de toutes les attaches terrestres avec la perspective d'une renaissance dans un monde inconnu, indifférent, me parait devoir être, sentimentalement tout au moins, aussi cruelle que la mort. Il faudra donc, j'imagine, de sérieuses raisons pour s'y décider. Les voyageurs des espaces interstellaires qui ces derniers pendant des siècles, n'auront évidemment pas assez de leur pauvre petite vie humaine et comme aucun supplément de vie ne pourra leur être accordé, on leur fera la grâce d'interrompre leur existence pendant ces parcours qui ne seront plus à l'échelle humaine, et dont la monotonie sans fin équivaudrait d'ailleurs au néant. Sur le plan médical, les malades condamnés, cancéreux par exemple, seront peut-être réfrigérés et conservés en attendant que la science ait trouvé un remède efficace à leur mal. Rêveries que tout cela, dira-t-on ! C'est le moment d'évoquer le slogan bien connu : « La réalité dépasse la fiction » ou, sur un mode plus noble, les paroles d'Hamlet à Horacio: « Il y a dans le ciel et sur la terre beaucoup plus de choses qu'il n'y en a dans ta philosophie ».

Il n'est sans doute pas déraisonnable de réfléchir un instant aux conséquences, non plus fantasmagoriques, mais philosophiques de cette suspension possible de la vie. Il est de fait qu'elle suscite dans l'esprit pour le moins un étonnement et un trouble profonds. Je ne puis m'empêcher de transcrire ici quelques belles phrases du livre de Louis Rey: « Il est donc possible, dit-il, de substituer la rigueur structurale et permanente de l'état cristallin à la physionomie mobile et polymorphe de l'état vital, la constance des réseaux moléculaires à l'harmonieuse fluidité des systèmes colloïdaux et cependant, fait remarquable, le processus demeure intégralement réversible. Dans les cellules refroidies, plongées dans cet état d'indifférence et de stabilité qui caractérise le règne minéral, la vie reste à l'état latent et, lors que la température s'élève, les délicates architectures du protoplasme se trouvent reconstituées puis, sous l'impulsion de ce faceur mystérieux, reprennent le cycle de leur transformation perpétuelle. Comment concevoir alors cette force abstraite qui n'existe pas sans structure et que la structure seule n'engendre pas, qui peut persister indéfiniment au fond d'une matière inerte et disloquée, mais qui peut également redonner à une silhouette cellulaire pétrifiée, l'élan prodigieux dont elle était pourvue? Comment ne pas rester confondu devant l'étonnante souplesse de l'être vivant qui peut passer de la rigidité du solide à la merveilleuse et fascinante mobilité de l'activité vitale ? ».

Je n'ai ni le temps, ni surtout, cela va sans dire, la compétence nécessaire pour envisager les incidences possibles de ces faits extraordinaires sur les conceptions générales de la vie. C'est un sujet qui n'a pas encore été sérieusement abordé ; seul, à ma connaissance. Max Loewenthal y fait allusion. J'imagine que les doctrines matérialistes classiques, du genre de celles de Dastre et de Rabaud, peuvent difficilement se concilier avec ces perspectives nouvelles. Seuls, peuvent à la rigueur le faire les néomatérialismes, à la façon de Schrödinger par exemple, où la matière revêtue de propriétés de plus en plus complexes, porte en elle toutes les possibilités au point, par endroits, de se rapprocher étrangement de l'esprit. Cette sorte d'indépendance de la vie par rapport au déroulement de phénomènes physico-chimiques, serait, semble-t-il, plus en faveur du vitalisme, sinon de l'ancien, un peu simpliste, du moins d'un néovitalisme, comme celui de M. Ruyer. Il serait certes déplacé pour un médecin d'épiloguer longuement sur ce problème difficile qui le dépasse. Convenons, cependant, qu'il y a là pour les philosophes matière à subtiles réflexions.

Sans viser si haut, l'honnête homme peut lui aussi réfléchir et avouer d'ailleurs sa perplexité, sinon son désarroi. Sans doute, la nouvelle physique a déjà bouleversé ses modes de pensée qui lui paraissaient les plus sûrs. Elle a surtout prodigieusement agrandi l'angoissant besoin de connaître, que porte au cœur tout homme bien né. Mais, la biologie risque fort de le troubler davantage encore, avec son emprise de plus en plus envahissante sur son corps et sa personnalité, c'est-à-dire ce qu'il a de plus cher. De toutes les entreprises plus ou moins téméraires de cette biologie, celles que nous venons d'évoquer sont sans doute les plus étranges, puisqu'elles ne visent à rien moins qu'à créer un état nouveau qui ne serait ni la vie ni la mort.