DOLLANDER Alexis

1917-1990

` sommaire

ELOGE FUNEBRE

Le Professeur Alexis DOLLANDER s'est éteint lentement. Seul depuis des semaines, dans un corps inerte, vivait encore son regard dans le visage émacié, angoissé, presque étranger de celui que nous avons connu ici-même animé d'un dynamisme aux multiples facettes. La vie en effet semblait s'être réfugiée là et vouloir y tenir bon pendant quelques jours, quelques heures, quelques minutes encore, et puis le 8 mai dernier, las d'un combat dont l'issue ne pouvait plus être reculée, notre ami Alexis DOLLANDER a finalement rompu ce dernier lien avec le monde.

Il me revient la difficile tâche d'évoquer ici sa mémoire, de faire comme on dit son éloge. Tâche difficile qu'un facteur affectif évident rend subjective, parce que l'on craint de dire trop ou trop peu, de privilégier les souvenirs personnels, de masquer l'essentiel par le détail, d'errer entre un académisme de bon aloi, une emphase commode qui, donnant bonne conscience, accompagne le plus souvent ce genre de propos et le lyrisme de l'affection. Je retracerai les grandes lignes de la carrière d'Alexis DOLLANDER certes et surtout je m'efforcerai, l'espace de quelques minutes, de le faire revivre parmi nous comme il était, comme nous l'avons estimé, comme nous l'avons aimé et non pas comme, par une complaisance de circonstance, nous pourrions imaginer qu'il eût pu être.

Le jeune Alexis, né à Remiremont le 8 août 1917, a eu, selon la formule consacrée par l'usage, une enfance heureuse dans une famille aisée à une époque où l'industrie textile ne connaissait pas encore dans les Vosges de bien grandes difficultés. Cette enfance, il aimait en parler ; deux souvenirs revenaient plus souvent que d'autres dans sa conversation. L'enfant, que l'on imagine sans peine vif, tour à tour rieur et rêveur, sans doute espiègle, avait pour l'un de ses professeurs de Sciences Naturelles un attachement resté intact au long des années. Sans doute la relation paraît-elle facile d'y voir l'une des premières manifestations de la vocation du jeune Alexis pour la Biologie. Le rapprochement serait probablement erroné car Alexis est venu à la Biologie en seconde intention comme nous allons le voir. Le deuxième souvenir fréquemment évoqué est celui de randonnées à ski dans la montagne environnante, celui de séjours dans les chalets refuges, souvenirs toujours empreints de la joie de vivre parmi des amis.

S'efface l'enfance et l'adolescent Alexis, bachelier de fraîche date, va quitter Remiremont pour Nancy où il aurait bien aimé entrer à l'Ecole des Beaux-Arts. Le veto paternel l'en détourne et le voilà donc inscrit à la Faculté des Sciences pour y faire le P.C.B. et entamer le cursus des études médicales. Il espérait ainsi, étant à Nancy, ayant satisfait à l'obéissance filiale, suivre en même temps que les cours de la Faculté ceux de l'Ecole des Beaux-Arts. Certes, il est difficile de faire deux choses à la fois ; il continue très régulièrement ses études de Médecine mais fréquente dès cette époque les milieux artistiques et y noue de solides amitiés qui ont défié le temps.

Arrive 1939, la déclaration de guerre, la mobilisation puis l'armistice ; il reprend alors le cours de ses études de Médecine. Elles sont classiques, reçu à l'externat en fin de deuxième année il passe de service en service. En même temps, il entre au laboratoire d'Histologie où il est accueilli par le Professeur Remy COLLIN dont il va vite devenir l'élève, avec tout ce que cela comporte d'estime, d'affection et de fidélité. Alexis DOLLANDER restera profondément marqué par Rémy COLLIN comme l'ont été ensuite Jean RACADOT et moi-même. Il est vrai qu'au-delà de nos sympathies personnelles nous sommes restés unis au sein de cette famille spirituelle, qui a créé entre nous des liens dont la qualité ne s'est jamais démentie.

Là commence son apprentissage de l'Histologie certes, mais aussi le remarquable travail qui devait aboutir à sa thèse de Doctorat en médecine. Il s'agissait de vérifier la réalité morphologique de voies nerveuses liant la rétine à l'hypothalamus dont on venait de découvrir la réceptivité à de multiples stimuli et en particulier à la lumière. La tâche était d'envergure, il fallait pour la mener à bien beaucoup de talent et de détermination. DOLLANDER avait ces qualités, il va réaliser ce travail.

Mais nous sommes en pleine période de l'occupation. Alexis DOLLANDER entre dans la Résistance où il va devenir l'adjoint du Professeur CHAILLEY-BERT qui dirige le service médical des Forces Françaises de l'Intérieur pour la Meurthe-et-Moselle. Il prendra une part active à la libération de Nancy puis s'engagera dans la deuxième D.B. et fera avec elle la campagne d'Allemagne. Il parlait volontiers de cette période de sa vie mais avec une certaine légèreté, comme d'un événement peu commun certes, mais auquel il allait de soi qu'il eut participé. Les décorations à titre militaire qui lui ont été attribuées témoignent d'un engagement et d'un courage qu'aurait pu faire méconnaître l'habituelle modestie de ses propos.

Alexis DOLLANDER revient à Nancy, il retrouve le chemin du laboratoire d'Histologie ; sa thèse est terminée et il va entamer une nouvelle étape de sa vie universitaire. Il était, il a toujours été fasciné par les mystères qui nous entourent, il va l'être par celui du développement d'un être vivant. La mise en évidence des voies opto-tangentielles avait consacré un savoir-faire de grande qualité, la question posée contenait pratiquement sa réponse. Les stratégies utilisées laissaient peu de place à l'imagination et à la créativité. C'était un excellent travail d'apprentissage, mais le développement de l'œuf ouvrait bien d'autres perspectives, bien plus séduisantes et propres à stimuler une imagination à la fois prompte à s'enflammer et maintenue dans les limites d'une rigueur scientifique nouvellement acquise. Dans le même temps, Remy COLLIN avait mesuré toute l'importance de l'embryologie causale, discipline jeune encore, à laquelle son ami Albert DALCQ consacrait une activité particulièrement brillante. L'enthousiasme du jeune DOLLANDER, la sagesse et la perspicacité du Maître, se conjuguent parfaitement et voilà Alexis DOLLANDER à Bruxelles où il va passer de longs mois dans le laboratoire de DALCQ en compagnie de plusieurs jeunes biologistes de son âge, venus du monde entier et avec qui il gardera des relations très suivies. Albert DALCQ, qui est alors au faîte de sa gloire, honorera DOLLANDER de sa confiance et de son amitié. Peut-être entre le Maître et l'élève pourtant si différents, était-il né dès les premières rencontres une complicité tacite. Alexis DOLLANDER s'était inscrit en Médecine pour fréquenter l'Ecole des Beaux-Arts, quelques décennies auparavant le jeune DALCQ était arrivé à Bruxelles, inscrit en Médecine lui aussi, mais en espérant ainsi fréquenter le conservatoire de musique pour y faire du violon.

Alexis DOLLANDER participe à Bruxelles à de très beaux travaux sur la régulation, travaux qu'il continuera à Nancy après son retour. En même temps, il crée un enseignement de qualité de l'embryologie jusqu'alors un peu négligé. Il avait une réelle vocation d'enseignant et aimait à transmettre son savoir, ce qu'il faisait avec une ardeur, un enthousiasme et un talent extraordinaires dont des générations d'étudiants gardent un souvenir vivace. Le temps passe et nous trouvons Alexis DOLLANDER attaché à une oeuvre d'importance, la rédaction des Eléments d'Embryologie, merveilleux livre où il a su réunir dans une remarquable synthèse les données classiques et la vision de l'interprétation moderne des mécanismes du développement. Le Professeur DALCQ le souligne dans sa préface qu'il a rédigée pour la première édition et je ne puis mieux faire que le citer : « Pour apprendre au futur médecin comment s'est formé l'organisme dont la constitution intime sera sa constante préoccupation, il est devenu totalement insuffisant de décrire objectivement le développement humain en soi ou même d'envisager, en une timide généralisation, l'embryologie des Mammifères. Il ne suffit même plus de dégager les lois générales des ontogenèses animales. Il est devenu indispensable d'accueillir tout apport de la biologie générale, qu'il soit physiologique, cytologique ou biochimique, et quel que soit le mode de vie cellulaire ou intracellulaire qui en ait livré le secret, pourvu que cet apport soit susceptible d'aider à comprendre la colossale énigme que continue à être, malgré tant d'efforts, le développement d'un être vivant... La caractéristique majeure de ce bel ouvrage sera de rassembler en une synthèse lumineusement ordonnée toutes les notions qui concourent à inspirer une juste idée des événements impliqués dans le déroulement des ontogenèses en général et de celle de l'homme en particulier... Qu'il me soit permis de souligner l'effort permanent de clarification qui caractérise l'oeuvre du Professeur DOLLANDER. Maintes formulations frappantes, souvent pittoresques, allégeront l'effort de la mémoire. » Cette première édition (elle date de 1970) est faite avec, pour un chapitre, la collaboration d'Adrien DUPREZ alors Assistant d'Embryologie, puis pour les suivantes en plein accord avec DUPREZ, la collaboration de Georges GRIGNON.

Alexis DOLLANDER avait contribué à l'étude des premiers stades du développement, de cette période où les grandes options sont prises. Ces questions le passionnaient. Il connaissait aussi admirablement l'organogenèse dont il avait une vue synthétique impressionnante mais elle l'intéressait beaucoup moins, parce qu'elle lui paraissait le résultat inéluctable des mécanismes mystérieux qui l'avaient précédée. C'est là sans doute l'explication de l'inachèvement de son livre dont le tome II précisément consacré à l'organogenèse ne paraîtra jamais. Pourtant bien des chapitres ont été écrits dans une forme pratiquement définitive. Il a manqué le dernier effort, celui qui est sans doute le plus ingrat et qu'Alexis DOLLANDER n'a pas fait tout simplement parce qu'au fond de lui-même cela l'ennuyait.

Son activité universitaire va être interrompue de 1969 à 1972 pour un séjour à Tokyo où il dirigera la Maison Franco-Japonaise. Malgré ses réticences vis-à-vis de l'administration, il donnera là la pleine mesure de ses qualités humaines, de sa culture et de son ouverture d'esprit dans les domaines les plus divers. Il en reviendra enrichi d'une expérience exceptionnelle qu'il a vécue avec une rare intensité.

Par delà le professeur d'Embryologie (une chaire d'Embryologie avait été créée pour lui en 1958), il y avait un homme dont la personnalité était d'une extraordinaire richesse. DOLLANDER était un artiste, cela est vrai, et son renoncement à l'Ecole des Beaux-Arts n'avait en rien altéré son goût pour l'art. Il a peint lui-même ; la plupart de ses tableaux sont restés dans sa famille. L'un d'eux de facture très moderne a été offert à notre ami commun Jean RACADOT. Je l'ai souvent contemplé avec RACADOT, cherchant avec lui à en reconnaître une signification qui nous échappera sans doute toujours et que son auteur lui-même se plaisait à vouloir laisser incertaine. Alexis DOLLANDER avait aussi dans son appartement un petit atelier où il a créé notamment de très jolis bijoux. Mais son grand oeuvre est peut-être le jeu d'échec qu'il montrait parfois à ses amis. Il avait entrepris d'en sculpter chaque pièce chargée de symboles que sa grande culture lui permettait de choisir et de placer à leur juste place. Il décrivait, expliquait et semblait alors se perdre dans un rêve, entrer dans un monde peuplé de signes, de symboles et de prodiges, un monde irréel, un monde rêvé plus qu'imaginé où il disparaissait comme accueilli par des amis qui le reconnaissaient et auxquels il aimait à se joindre. Que de conversations a-t-il ainsi commencées laissant son interlocuteur curieux, intéressé puis bientôt presque oublié au milieu de ces signes qui allaient des rapports géométriques de la pyramide de Gizeh au Saint-Graal, en passant par le Yin et le Yang. On a dit de DOLLANDER qu'il était distrait, c'est vrai, il s'évadait parfois dans un autre monde. On est tenté de rapprocher ce goût de l'ésotérisme, cet attrait du mystère, de sa recherche du déterminisme du développement. Je reste persuadé, bien qu'il ait été conscient des limites de la connaissance, qu'il gardait l'espoir d'accéder un jour à la magie d'une compréhension dont le plus précieux est d'ailleurs peut-être davantage la quête malhabile que l'accomplissement.

Mais revenons au récit. C'est dans le laboratoire exigu, un peu sombre, de la rue Lionnois qu'a mûri une vision moderne de l'embryologie. L'entrée était étroite et encombrée d'aquariums. Deux pièces précédaient le bureau d'Alexis DOLLANDER. Il y avait sur ce bureau à gauche quelques classeurs disposés verticalement, de format classique, qui contenaient les notes et les observations accumulées depuis des années. Et puis il y avait une étagère, une simple planche peinte, fixée au mur par des équerres et sur cette étagère des bocaux contenant des monstres : quelques foetus humains malformés, un poussin à quatre pattes et, parmi eux, la photographie découpée dans un journal d'André MARIE, homme politique ubiquiste de la 4e République, fort bien conservée dans son bain de formol. Sa présence était le symbole de l'expiation de la mesure inique qu'André MARIE avait prise quelque temps auparavant (en 1952), alors qu'il était Ministre de l'Education Nationale, en cassant le concours d'agrégation d'Histologie où Alexis DOLLANDER avait été brillamment reçu premier de sa promotion. Sans doute retrouvait-on le souvenir de l'enfant espiègle qu'il avait été lorsque Alexis DOLLANDER commentait sa minuscule galerie de monstres, guettant la surprise tantôt amusée, tantôt un peu guindée du visiteur qui - cela ne manquait jamais - s'approchait de l'étagère pour aller examiner de plus près les bocaux qui y étaient exposés et découvrait André MARIE entre le poussin à quatre pattes et un foetus anencéphale.

Ses qualités artistiques, son sens de l'humour se rejoignaient dans ses talents d'imitateur et de conteur. Il aimait en effet à imiter ses collègues, ses amis, des acteurs de renom ; il aimait conter et raconter. Il le faisait avec beaucoup de talent et obtenait auprès de ses interlocuteurs un succès jamais démenti. Nombreux sont ceux qui se souviennent des manoeuvres subtiles des uns et des autres pour se trouver près de lui lors de réceptions, par exemple, et pouvoir profiter ainsi de la conversation vive, brillante, amusante, toujours intéressante qu'il ne manquait jamais d'animer avec beaucoup de verve et aussi beaucoup de gentillesse. Cette gentillesse restera aussi présente dans les mémoires. C'était une gentillesse innée, spontanée qui, s'alliant à une parfaite urbanité, séduisait ses interlocuteurs. Partout où il est passé, il a laissé ce souvenir d'un homme élégant, souriant, affable, cherchant à comprendre, attentif à ne pas heurter, soucieux d'aider quand il le pouvait.

Et ceci m'amène à parler du dernier trait que j'évoquerai. Au-delà de sa gentillesse Alexis DOLLANDER était toujours prêt à s'engager avec une générosité spontanée et ceci dans tous les domaines : la peinture qu'il faisait abstraite et très moderne, l'architecture, sa maison était d'une conception d'avant-garde, la vie quotidienne. Elle s'est manifestée dans différentes démarches humanitaires ou de solidarité ; elle s'est manifestée aussi en 1968, où il a vu à la fois l'enthousiasme de jeunes qu'il aimait et les dangers d'un mouvement incontrôlé. On le lui a souvent reproché, on a oublié ou on n'a pas voulu savoir qu'il avait été, le moment venu, l'intermédiaire loyal et efficace entre les étudiants et les autorités universitaires et que, par sa présence, il a contribué largement à mettre fin aux manifestations à la satisfaction de tous. Les pièces du jeu d'échec dans leur boîte capitonnée continueront à attendre une partie qui ne commencera jamais. Les unes gardent le secret des symboles dont le passé les a chargées, les autres, inachevées, pièces de bois encore brut, celui de l'avenir entrevu qui leur est désormais refusé. L'ombre de la tête courbée de leur créateur ne les atteindra plus, Alexis DOLLANDER s'en est allé vers d'autres lumières. Il aurait aimé que l'on dise, je crois, ces vers de Baudelaire qui lui conviennent si bien : « La nature est un temple où de vivants piliers, Laissent parfois sortir de confuses paroles, L'homme y passe à travers des forêts de symboles, Qui l'observent avec des regards familiers. »

Quant à nous, tournons notre regard vers celui qui, insensiblement, s'éloigne de nous vers les confins de l'oubli.

Professeur G. GRIGNON