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Naissance de l'Ecole de Nancy : LIEBEAULT et BERNHEIM

par D. BARRUCAND

 

Psychologie Médicale – 1987

 

Un siècle a passé, et un siècle aura été nécessaire pour que s'apaisent progressivement les remous de la querelle et les a priori doctrinaux. Partisans de CHARCOT et de BERNHEIM, Parisiens et Nancéiens commencent seulement à se mettre d'accord, une fois de plus sous des influences étrangères, sur l'importance historique de l'Ecole de Nancy ; le fondateur, LIEBEAULT, et surtout le Chef de l'Ecole, BERNHEIM, peuvent être mis enfin aujourd'hui, après un trop long oubli, à leur juste place, qui reconnaît leur influence, majeure, aussi bien sur l'œuvre initiale de FREUD que sur le développement ultérieur du mouvement psychosomatique et des psychothérapies non psychanalytiques.

 

Les sources de l'École de Nancy

L'École de Nancy est la suite logique de tout un "courant psychologiste", particulièrement actif depuis le début du XIXe siècle, et qui, dans tout ce qui touche à l'hypnotisme, a toujours mis en avant le mot et la psychogenèse, en opposition au "courant pré-scientifique" qui, lui, a toujours privilégié l'acte et l'aspect organique et objectif des phénomènes.

Si 1819 est notre premier point de repère, certes arbitraire, c'est qu'il correspond à la première étude sérieuse des phénomènes hypnotiques, vus sous un angle psychologique. Il s'agit de la parution d'un livre qui a pour auteur l'Abbé de FARIA, et qui s'intitule "De la cause du sommeil lucide ou étude de la nature de l'homme". C'est ce livre, qui passe alors totalement inaperçu, qui nous paraît tracer la franche démarcation de l'hypnose d'avec le magnétisme, ce qui sera à nouveau l'un des buts principaux de l'École de Nancy. De FARIA rejette d'emblée certains dogmes, ainsi la notion de fluide et celle du pouvoir privilégié de l'hypnotiseur ; celui-ci n'a en fait qu'un rôle occasionnel chez des sujets prédisposés, surtout des femmes très impressionnables. La technique, plus encore que la théorie, annonce l'hypnose moderne. Après avoir choisi les sujets (d'après leur impressionnabilité), de FARIA leur enjoint de fermer les yeux, de concentrer leur attention et de penser au sommeil. Après un moment, lorsqu'ils attendent le commandement, de FARIA leur dit : "Dormez" et les individus sensibles (un sur cinq environ) entrent dans le "sommeil lucide" jusqu'à ce que de FARIA termine la séance par ces simples mots "Réveillez-vous". Les résultats sont ceux mêmes, à peu de chose près, que l'on décrit aujourd'hui : les signes somatiques spontanés sont minimes, dépendant de l'attente du sujet ; en revanche, des sensations extrêmement diverses peuvent être obtenues, par suggestion, et avoir reconnu ce rôle de la suggestion est d'autant plus remarquable, pour de FARIA, que ses contemporains se moquent de lui lorsqu'il prétend déclencher des sensations, ou des mouvements, ou des paralysies, ou des hallucinations sensorielles, sans l'intervention d'un fluide magnétique. Bref, on trouve dans son œuvre la préfiguration des travaux de l'École de Nancy, à cette différence près que de FARIA, ce qui est banal pour l'époque, mais ce qui surprend dans une œuvre d'une telle solidité, admet la lucidité du somnambule. Cette faiblesse sera encore partagée (bien que de façon plus restrictive) par DURAND de GROS, dont les conceptions, passionnantes, vont annoncer à la fois LIÉBEAULT et les recherches réflexologiques et psychosomatiques.

C'est en 1860 que paraît à Paris le "Cours théorique et pratique de Braidisme ou Hypnotisme nerveux" de DURAND de GROS. L'auteur décrit en deux étapes la psychogenèse de l'état hypnotique. Dans le premier stade, obtenu par exemple par la fixation du regard, la force nerveuse, n'étant plus accaparée par les sensations, "charge" progressivement le cerveau, et permet d'arriver au deuxième stade, où peut agir l'idée qui a été suggérée, grâce à une hyperexcitation locale (hypothèse proche de la loi réflexologique des dominantes). L'importance accordée à la mémoire est très grande et la suggestion mémorative peut remplacer, dans l'hypnose, le stimulus sensible normalement en jeu ; ceci préfigure étroitement la théorie du conditionnement, et notamment le rôle attribué au second système de signalisation. L'auteur écrit par exemple "il suffit de réveiller le souvenir de l'impression mentale... Ainsi, pour déterminer le vomissement, suffirait-il de susciter le souvenir de nausées que l'action de l'émétique sur l'estomac avait provoquées jadis". La technique et les résultats sont proches de ceux de l'Abbé de FARIA et de ceux de l'École de Nancy. L'hypnotisme est vu à la fois comme méthode thérapeutique et comme moyen de compréhension psychologique. Il est "un moyen d'approche de la psychoso-matologie..., il nous fournit la base d'une orthopédie intellectuelle et morale..., et il crée de toute pièce une science nouvelle, la psychologie expérimentale".

On en arrive alors aux sources proprement locales de l'École de Nancy. Avant d'étudier LIÉBEAULT, fondateur de cette École, disons un mot de E. POINCARÉ qui, père de l'illustre mathématicien est, en 1864, professeur adjoint de physiologie à l'École de Médecine de Nancy, où il occupera bientôt une chaire d'Hygiène. Ses nombreux écrits et sa vaste culture lui valent à cette époque d'être admis à l'Académie de Stanislas. Son discours de réception, qui juge le magnétisme animal, s'il apporte peu d'hypothèses, est une remarquable leçon de bon sens et de démystification.

 

Le fondateur : LIÉBEAULT

La théorie allait être ébauchée par LIÉBEAULT. Celui-ci, né à Favières (en Meurthe-et-Moselle) le 16/9/1823, a suivi de solides études médicales à la Faculté de Strasbourg, où il a été interne des Hôpitaux. Dès cette époque, alors qu'il est interne du Professeur GROSS, il est intéressé par les phénomènes hypnotiques, mais ses Maîtres le détournent de ce domaine suspect. Une fois ses études terminées, en 1850, il s'installe à Pont-Saint-Vincent, et là, pendant 15 ans, il pratiquera, de façon intense, une médecine tout-à-fait classique, jusqu'à ce qu'il jouisse d'une indépendance financière lui permettant de venir s'installer à Nancy, où il ouvre une clinique, rue Belle-Vue (aujourd'hui rue du Docteur Liébeault) ; il y soigne gratuitement les malades qui consentent à se laisser traiter par l'hypnotisme, ce qui, malgré ses essais de contact avec ses confrères, entraîne une hostilité assez générale du corps médical.

C'est en 1866 que paraît son livre fondamental "Du sommeil et des états analogues considérés surtout du point de vue de l'action du moral sur le physique". Ce livre passe inaperçu. Après l'interruption de la guerre de 1870, durant laquelle il soigne les prisonniers allemands dans le grand séminaire de Nancy transformé en hôpital, il rouvre sa clinique et fait paraître, en 1873, son deuxième livre "Ébauche de psychologie", qui n'est pas plus remarqué que le premier. Entre temps, les malades affluent, les guérisons se multiplient, mais ce n'est qu'en 1882 que ses activités seront objectivement décrites, à la Société de Médecine de Nancy (par DUMONT), et que BERNHEIM, curieux et sceptique, viendra voir à l'œuvre ce médecin, qui pratique essentiellement un hypnotisme de groupe. Comme le décrit MICHEL : "Au milieu de tout ce monde, le Maître, avec son grand front chauve, ses cheveux et sa barbe grisonnants, son allure vive et sa parole claire, évoluait, plein d'aisance, s'approchait de chacun, l'interrogeait avec un sourire fin et une bonhomie charmante".

Du point de vue technique, LIÉBEAULT revient à la méthode de l'Abbé de FARIA, et hypnotise par suggestion verbale très simple, sans aucune mise en scène.

Du point de vue théorique, il étudie d'abord, en philosophe, le sommeil et les états analogues, qu'il appelle les états passifs de l'existence ; sommeil artificiel et sommeil physiologique sont de même nature, requièrent les mêmes conditions (consentement au sommeil et isolement sensoriel), et ont surtout en commun la concentration cérébrale de l'attention : dans le sommeil physiologique, comme dans le sommeil provoqué profond (ou somnambulisme) "il ne reste plus guère d'attention libre vers les sens, elle s'est immobilisée en grande partie au cerveau" ; de même s'éveiller sera renaître à l'intérêt extérieur ; comme par ailleurs l'attention, durant le sommeil hypnotique, n'est pas soumise ni à l'autocritique, ni à l'initiative, on conçoit l'importance que prennent les phénomènes d'imitation, d'autant plus que le sujet est étroitement lié à son médecin hypnotiseur "Le sujet endormi garde dans son esprit l'idée de celui qui l'endort et met son attention accumulée et ses sens au service de cette idée". Ce rapport de dépendance, maintenu entre hypnotisé et hypnotiseur, permet ainsi à celui-ci de mobiliser l'attention de son sujet par la suggestion.

Bref LIÉBEAULT établit le rôle, dans les phénomènes du sommeil, de la concentration, de l'attention sélective et de l'inhibition sensorielle, il apporte des preuves de l'influence du moral sur le physique dans la genèse et dans la cure des affections tant psychiques que somatiques et, surtout, psychosomatiques ; il réalise une psychothérapie par suggestion au cours de l'hypnose ; enfin il attire l'attention sur le rôle curateur du sommeil, par lui-même. LIÉBEAULT apportait ainsi des faits nouveaux et des idées originales, et on ne peut refuser son admiration à ce Fondateur de l'École de Nancy, qui, toujours, sut garder son humilité, et qui prédit, à la fin de son livre : "Un jour viendra, quand chacun aura apporté son lot à la thérapeutique morale, où il sera possible de déterminer ce qu'est la médication suggestive, quel est son domaine, quelles sont ses bornes". Cette perspective allait être reprise et remarquablement développée par BERNHEIM.

 

Le chef d'école : BERNHEIM

BERNHEIM, né à Mulhouse en 1840, a donc 17 ans de moins que LIÉBEAULT, 15 ans de moins que CHARCOT, et 16 ans de plus que FREUD. Il passe son enfance et son adolescence à Mulhouse puis, à partir de 1860, gravit tous les échelons des études médicales à Strasbourg. Interne en 1862, il soutient sa thèse en 1867 (sur la myocardie aiguë) et réussit l'agrégation dès 1868, après deux années passées à Paris, notamment auprès de GRISOLLE, TROUSSEAU, CORNIL et RANVIER, et avant six mois à Berlin, auprès de TRAUBE et VIRCHOW. Vient la guerre. Il assiste de son ambulance à la capitulation de Strasbourg, et, par la Suisse, rejoint l'armée française. Par la suite, en 1872, le décret de transfert de la Faculté conduit BERNHEIM à Nancy, où il est nommé agrégé dans la Clinique Médicale de HIRTZ ; mais celui-ci étant mis, sur sa demande, en disponibilité dès l'année suivante, BERNHEIM, à 33 ans, se trouve à la tête d'une Clinique Médicale dont il est nommé titulaire en 1878, et qu'il n'abandonnera qu'à l'heure de la retraite, en 1910. Il se retire alors à Paris, où il meurt en 1919.

En 1883, BERNHEIM a atteint la pleine maîtrise. Homme petit, bienveillant mais ironique, clinicien de grande expérience, doué d'un esprit critique aiguisé et d'une vaste culture générale, il travaille presque seul, examine lui-même tous ses malades, s'attachant avant tout à une stricte rigueur scientifique, qu'il pousse jusqu'à la vérification autopsique systématique de tous les patients décédés dans son service. Bien moins que ses contradicteurs, et aussi que la plupart de ses élèves, il n'a de disposition d'esprit à être dupé, ni par les fantaisies de son imagination, ni par les comédies de malades simulatrices, ni par la complaisance excessive d'élèves trop flatteurs.

Dès 1884, avec la parution de son livre "De la suggestion dans l'état hypnotique et dans l'état de veille", la théorie est autonome, originale et cohérente. Il balaie rapidement du champ de l'hypnotisme tout phénomène supra-physiologique, et il insiste sur le fait que la grande majorité des sujets bien portants et consentants peuvent être hypnotisés. Hypnotisable, quoi qu'en dise la Salpêtrière, ne signifie pas hystérique. L'hystérie n'est pas la maladie neurologique décrite par la Salpêtrière. C'est un syndrome réactionnel, qui est toujours d'origine émotive, qui ne correspond pas à des lésions anatomopathologiques décelables, et dont le traitement ne peut donc être que psychologique, par exemple par la suggestion hypnotique.

La technique, après un entretien préalable, est très simple : "Je lui dis : regardez-moi bien, et ne songez qu'à dormir. Vous allez sentir une lourdeur dans les paupières, une fatigue dans vos yeux, vos yeux clignotent, ils vont se mouiller... vos paupières se ferment, vous ne pouvez plus les ouvrir. Vous éprouvez une lourdeur dans les bras, dans les jambes, vous ne sentez plus rien ; vos mains restent immobiles ; vous ne voyez plus rien, le sommeil vient ; et j'ajoute d'un ton un peu impérieux : dormez". L'état hypnotique, ainsi obtenu, comporte divers degrés : somnolence, impossibilité d'ouvrir les yeux, possibilité de catalepsie, puis de contractures provoquées, puis d'obéissance automatique ; ensuite, seulement, survient l'amnésie au réveil, puis l'hallucinabilité hypnotique et enfin l'hallucinabilité post-hypnotique. Bref, le seul critère est la profondeur de la suggestibilité, et les prétendus signes spécifiques somatiques n'existent pas ; "une seule fois, écrit BERNHEIM, j'ai vu un sujet qui réalisait à la perfection les trois périodes, léthargique, cataleptique, somnambulique. C'était une jeune fille qui avait passé trois ans à la Salpêtrière... C'était bien une névrose hypnotique suggestive". BERNHEIM distingue les suggestions hypnotiques (qui sont pourtant limitées par le sens moral), les suggestions rétro-actives (à la source de faux souvenirs, ou même de l'amnésie d'un fait antérieur) et les suggestions à l'état de veille. A l'origine des suggestions post-hypnotiques, il y a "l'idéodynamisme", ainsi que la possibilité des "souvenirs latents", c'est-à-dire emmagasinés à un moment où l'étage supérieur du cerveau ne contrôlait plus les centres automatiques de l'étage inférieur ; or ces suggestions post-hypnotiques sont essentielles pour ce que BERNHEIM nomme en 1884 "la psychothérapeutique hypnotique".

A partir de 1886, BERNHEIM ne fait qu'approfondir sa doctrine, toujours centrée sur la suggestion. Celle-ci, "l'acte par lequel une idée est introduite dans le cerveau et acceptée par lui", deviendra efficace grâce à l'idéodynamisme et au contrôle supérieur (celui-ci freinant celui-là), et ainsi l'idée peut devenir sensation (par exemple l'idée puce et le prurit), image, sensation viscérale (purgation par placebo), mouvement (cas des tables tournantes), etc. Mais BERNHEIM, en même temps, va s'isoler, en prenant du recul par rapport à l'hypnotisme : tout d'abord, il renie l'identité du sommeil hypnotique et du sommeil réel, ce que ne peut admettre LIÉBEAULT ; d'autre part, il insiste sur les suggestions à l'état de veille, jusqu'à proclamer "il n'y a pas d'hypnotisme", dans la mesure où "les phénomènes dits hypnotiques existent sans sommeil, c'est-à-dire sans hypnose, si l'on entend par ce mot sommeil provoqué" ; en fait, BERNHEIM s'oriente vers la psychothérapie, et il écrit en 1903 : "aujourd'hui, quand je fais la suggestion verbale dans un but thérapeutique, je m'inquiète peu de savoir si le sujet dort ou ne dort pas" ; en effet, la psychothérapie est un vaste champ, encore à défricher, mais dont l'hypnose n'est qu'une parcelle minime, à laquelle BERNHEIM, à partir de 1889, préfère son "entraînement suggestif actif", ou "dynamogénie psychique", qui est une psychothérapie rationnelle, avec participation compréhensive et active du médecin.

 

Les influences

On peut distinguer ici trois directions : l'hypnose, la psychanalyse, et la psychothérapie non psychanalytique.

 

A. L'hypnose

Le premier intérêt de l'œuvre de BERNHEIM dans le champ de l'hypnose est critique : avec LIÉBEAULT, il a dégagé la thérapeutique suggestive du maquis charlatanesque et de l'ancien magnétisme animal ; il s'est attaqué ensuite aux deux dogmes de la Salpêtrière, celui de l'hystérie (et de ses quatre phases, avec leurs critères organiques) et celui des deux hypnotismes, le petit (celui de Nancy), et le grand hypnotisme, seul scientifique, sans valeur thérapeutique, celui de CHARCOT, qui comportait trois phases spécifiques. BERNHEIM a su aussi, alors, se défendre de l'enthousiasme de certains Nancéiens, tels LIÉGEOIS ou FOCACHON. Citons à ce propos, à titre d'exemple, deux lettres qu'il a écrites à FOREL (et que nous tenons à l'amabilité de Monsieur BLUM, d'Angers). Le 28 octobre 87, il écrit : "J'ai vu aujourd'hui Monsieur Focachon, pharmacien à Vézelise, qui n'a affirmé avoir réussi chez un sujet l'expérience des actions médicamenteuses. Un flacon contenant de l'alcool détermina en douze minutes une ivresse complète, l'ipéca le fit vomir, la coloquinte produisit des coliques avec diarrhée. Il m'assure n'avoir fait aucune suggestion, ni par geste ni par parole. Je me promets d'aller voir son sujet ; Monsieur Focachon est sérieux et me paraît bon expérimentateur. Je ne nie rien, mais je ne crois rien sans avoir vu. Si ces phénomènes sont réels, ils sont en tout cas de tout autre nature que ceux que nous étudions".

Le 22 novembre 87, nous avons la suite de l'histoire : "Voilà Brouardel qui professe encore (Gazette des Hôpitaux) qu'il ne partage pas les opinons de l'École de Nancy, qu'on ne peut endormir que les hystériques, qu'on reconnaît l'absence de simulation à l'existence des trois phases, à l'hyperexcitabilité musculaire, etc., que le viol n'est possible dans l'état hypnotique que pendant la période de léthargie. Si la question de suggestion se pose devant les tribunaux, le médecin devra d'abord reconnaître que le sujet est hystérique, car les hystériques seuls sont hypnotisables : grâce à la Salpêtrière, certains signes peuvent faire reconnaître l'hystérie ; tels sont l'anesthésie de l'arrière-gorge, qui ne peut être simulée, telle encore l'absence de saignements quand on les pique avec une épingle ! Voilà ce qu'écrivent les Maîtres de la Science parisienne, et les moutons de Panurge de s'incliner !

J'ai vérifié l'expérience des petits flacons sur un sujet sur lequel Monsieur Focachon, Pharmacien, disait avoir réussi ; j'ai expérimenté avec des flacons dont je n'ai connu le contenu qu'après toutes les expériences terminées. Or j'ai constaté que la pilocarpine avait déterminé de l'ivresse, (eau de laurier-cerise, de l'anesthésie avec douleurs articulaires du bras droit ; l'émétique, de l'oppression ; l'ipéca, une fatigue simple à la nuque, l'alcool des crampes d'estomac (sans ivresse), la strychnine absolument rien. Bref, l'imagination du sujet est tout ; les flacons ne sont rien, à moins que comme celui de Luys, le sujet ne sache ce qu'il y a dedans. C'est vraiment singulier de voir comment les hommes les plus intelligents expérimentent avec légèreté et s'en font accroire".

La querelle, extrêmement vive de 1884 à 1889, a vu à peu près à cette époque se dessiner la victoire de l'École de Nancy, qui comporte alors, outre les Nancéiens (LIÉBEAULT, BERNHEIM, BEAUNIS et LIEGOIS), des représentants de toute l'Europe : l'Allemagne (A. MOLL et SCHRENCK-NOTZING), l'Autriche (KRAFFT-EBING), la Russie (BECHTEREV), l'Angleterre (MILNE BRAMWELL), les États-Unis (MORTON PRINCE), la Suède (O. WETTERSTRAND), la Hollande (Van EEDEN), la Suisse (A. FOREL). C'est à ce moment aussi que FREUD (que Van EEDEN assimile à l'École de Nancy) vient séjourner dans cette ville, alors qu'il était déjà influencé, depuis quelques années, par l'œuvre de BERNHEIM.

 

B. La psychanalyse

II peut paraître paradoxal de soutenir que BERNHEIM, si classique, si rationnel, si éloigné de tout ce qui deviendra, après 1898, la théorie psychanalytique, a joué un rôle important dans le développement de la pensée de FREUD entre 1885 et 1898 ; ce rôle a pourtant été essentiel durant cette époque où FREUD évolue de la neuropathologie à la méthode des associations libres, en passant par l'hypnose, puis la méthode cathartique.

Fin 1887, FREUD commence à utiliser l'hypnose dans sa clientèle, en même temps qu'il commence à traduire le premier livre de BERNHEIM ; cette traduction paraît l'année suivante. En 1889, il écrit, dans une analyse très élogieuse du livre de FOREL, et parlant de la suggestion : "Si les travaux de LIÉBEAULT et de ses élèves n'avaient rien produit de plus que la connaissance de ce phénomène quotidien, mais remarquable, et l'enrichissement de la psychologie par une nouvelle méthode expérimentale, alors, même mis à part toute application pratique, ces travaux seraient assurés d'une place de premier plan parmi les découvertes scientifiques de notre siècle". FOREL donne d'ailleurs à FREUD un mot d'introduction pour BERNHEIM, qu'il vient voir, en juillet 89. Le 30 juillet, avant de partir au Congrès à Paris avec LIÉBEAULT et FREUD, BERNHEIM écrira d'ailleurs à FOREL : "Le Docteur FREUD est actuellement à Nancy, il ira au Congrès ; c'est un charmant garçon".

Le "charmant garçon" aura finalement surtout emprunté à BERNHEIM, ou partagé avec lui, entre autres thèmes, la théorie d'équilibre dynamique des forces entre conscient et inconscient (les deux étages du cerveau, pour BERNHEIM), les souvenirs latents, leur résurgence possible et le résultat thérapeutique qui s'ensuit, les résistances (l'autosuggestion inconsciente de BERNHEIM), le transfert (le rapport de dépendance), bref tout le germe de la méthode cathartique et même de la première topique.

Pourtant l'évolution des deux pensées est finalement très divergente, BERNHEIM pouvant être considéré avant tout comme un précurseur des psychothérapies (non analytiques) et de la conception psychosomatique.

 

C. Psychothérapie non psychanalytique et psychosomatique

C'est dans son deuxième ouvrage "De la suggestion et de ses applications à la Thérapeutique", 1886, et dans le troisième "Hypnotisme, suggestion, psychothérapie. Études nouvelles", qui paraît en 1891, que BERNHEIM adopte définitivement ce terme de psychothérapie, qui va connaître une immense fortune et qui, dit-il, a déjà été utilisé par Hack Tuke. BERNHEIM soutient alors, ce qui lui fait perdre bien des alliés, même Nancéiens, que c'est la psychothérapie qui importe, et non le sommeil, tout du moins dans une visée thérapeutique. A la limite, il n'y a pas d'hypnotisme, il n'y a que de la suggestion, qui peut être verbale (à l'état de veille ou de sommeil), rationnelle ou émotive, ou incarnée dans des pratiques matérielles, et le plus souvent visant à une dynamogénie psychique. BERNHEIM ne cesse par ailleurs d'insister sur "l'action considérable du moral sur le physique, de l'esprit sur le corps, de la fonction psychique du cerveau sur toutes les fonctions organiques", se montrant par là un indiscutable précurseur de la pensée psychosomatique. Le recueil de ses observations est d'ailleurs instructif à ce sujet, et on y voit, outre de nombreuses observations de névroses, des cas de guérison d'ulcères de l'estomac, de vomissements incoercibles de la grossesse, d'entérocolites, etc., bref d'affections où transparaît la psychosomatogénèse.

On a tort de retenir surtout de BERNHEIM le brillant polémiste qui sut tenir tête à CHARCOT. Mieux vaut garder à l'esprit ses interprétations psychogénétiques de l'hystérie et de l'hypnotisme, ainsi que sa théorie de l'idéodynamisme, qui, par le biais des suggestions à l'état de veille, met, l'hypnose une fois abandonnée, sur la voie des diverses psychothérapies à visée rationnelle ou même pédagogique.