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Leçon d'ouverture de clinique médicale

 

Par le Professeur Hippolyte BERNHEIM

 

Annales médicales de l’Est, 1874, 175-185

 

 

Messieurs

Une voix plus autorisée que la mienne devait parler dans cette chaire. Aussi n'est-ce pas sans une profonde émotion et pénétré de l'importance de la mission qui m'est confiée que j'aborde cet enseignement clinique ; enseignement le plus difficile de tous ; car si, dans les arts ou dans les sciences exactes, on peut, par les qualités innées ou par la puissance du travail, s'élever, jeune encore, au rang des maîtres, dans une science comme la nôtre, il faut de longues années d'observation personnelle pour acquérir l'autorité magistrale. A celle qui me manque, je suppléerai par mon dévouement et mon désir ardent d'être utile à chacun de vous ; votre indulgente et bienveillante attention facilitera ma tâche.

 

La clinique, d'ailleurs, est pour nous tous un enseignement mutuel. Le maître n'est pour vous qu'un collaborateur plus ancien, partant plus expérimenté; il se trompe moins que vous, parce qu'il a, plus souvent que vous, pu rectifier ses erreurs; mais il se trompe encore, et ses erreurs sont pour vous et pour lui une source d'instruction. Donc, n'acceptez pas sa parole comme parole d'Evangile ;  il vous appartient de la contrôler ; croire aveuglément, serait abdiquer votre raison; il faut penser par votre cerveau et non par le cerveau des autres.

Mais avant de raisonner, il faut observer. Car la clinique ne raisonne pas dans le vide sur des abstractions idéales, elle raisonne sur des faits d'observation, elle appuie ses jugements sur des phénomènes matériels, visibles, palpables, sensibles, mais qu'il faut savoir toucher, voir et sentir. Pour le savoir, il faut l'avoir appris : les phénomènes ne se révèlent pas spontanément aux sens ; il faut que nos sens les cherchent et soient exercés à les chercher.

Lorsque l'élève studieux arrive â la clinique, il a étudié la pathologie dans les cours et dans les livres; le tableau des maladies est clair et net dans son esprit. Et cependant, quelle déception ! quelle désillusion ! En vain cherche-t-il aux lits des malades, les maladies dont l'idée abstraite existe dans son cerveau; nulle ne répond à l'image idéale qu'il s'en était faite ; aucune physionomie morbide ne se détache franchement à ses yeux ; tout est nuage et confusion, tout est trouble à ses sens éblouis. Semblable à l'idole du Psalmiste, il a des yeux qui ne voient pas, des oreilles qui n'entendent pas, des mains qui ne sentent pas. Ne faiblissez pas, vous qui débutez, sous cette impression première que nous avons tous subie. Le nuage s'éclaircira au bout d'un certain temps ; le malade deviendra transparent pour vous, lorsque vous aurez fait l'éducation de vos sens et l’apprentissage pratique des divers procédés de la clinique.

La pathologie vous a familiarisés avec l'idée abstraite de maladie. Mais la maladie est une abstraction qui n'existe pas ; il n'y a que des individus malades, il n'y a que des organismes souffrants. Il est atteint de pneumonie veut dire : il a son poumon affecté d'une certaine manière ; il a pris une fièvre typhoïde veut dire : il a cet ensemble de symptômes et de lésions évoluant d'une certaine manière et que l'on désigne d'une façon abstraite, c'est-à-dire en le détachant, par un procédé de l'esprit, de l'individu qui le présente, du nom de fièvre typhoïde.

La maladie se révèle donc au clinicien par des modifications dans les organes et dans les fonctions. Pour reconnaître qu'un individu est malade et comment il est malade, le clinicien interroge les diverses fonctions et les divers organes. L'altération des organes, lésion organique, peut être manifeste à l'un ou à l'autre de nos sens : la vue (inspection) découvre les anomalies, dépressions, intumescences, changements de forme et de coloration, de la surface du corps; l'œil aimé de l'ophtalmoscope, du laryngoscope, de l'otoscope, du speculum, inspecte les cavités et les organes accessibles ; le toucher, la palpation, la mensuration, donnent des renseignements sur l'état des organes que la main peut atteindre plus ou moins directement; le plessimètre fait résonner les organes profonds et tire de la qualité du son produit des inductions relatives à leur structure ; le microscope et l'analyse chimique, analysant la composition intime et la structure morphologique des produits excrétés ou qu'on peut retirer du corps, indiquent des altérations que nos sens seuls eussent été impuissants à voir.

Lorsque la lésion organique est cachée dans le corps, inaccessible à nos sens, ou lorsqu'elle consiste dans des modifications que nos sens ne peuvent percevoir, elle se révèle indirectement par leurs conséquences, c'est-à-dire par l'altération de la fonction qui lui est subordonnée.

Les altérations fonctionnelles, comme les altérations organiques, peuvent se manifester à nos sens : nous voyons (inspection) la respiration s'accélérer, le cœur battre plus souvent, l'estomac rejeter ce qu'on y insère; nous sentons la température modifiée de la peau, les battements irréguliers du cœur, le pouls modifié dans ses qualités, les vibrations vocales du thorax, le gargouillement intestinal, le ballottement du faons, le flot d'un liquide ; nous entendons les altérations de la voix, les battements du cœur, le murmure respiratoire; des bruits anormaux dans le thorax, dans l'abdomen, dans les vaisseaux, accusent ii l'oreille des modifications fonctionnelles des organes où se passent ces bruits (auscultation); nous percevons par le sens olfactif les odeurs diverses de l'haleine, des sueurs, des produits mortifiés, etc. Enfin les instruments viennent en aide à nos sens pour l'étude des fonctions, comme pour celle des organes. Le laryngoscope montre que les cordes vocales sont paralysées ou se contractent mal ; les instruments d'optique mesurent les anomalies de réfraction et d'accommodation de l'œil ; l'électricité montre les modifications de la sensibilité, de la motilité, de la contractilité des muscles; le thermomètre mesure les anomalies de la température, le sphygmographe donne des notions sur l'état de la circulation artérielle, etc.

C'est donc par l'application de nos sens aidés des instruments de perfectionnement que nous découvrons et les modifications de structure, et les modifications fonctionnelles du corps. De là les procédés du diagnostic : inspection (ophtalmoscopie, laryngoscopie, otoscopie, emploi du speculum), application de la main, toucher, palpation, cathétérisme, mensuration, thermométrie, cryométrie, sphygmographie, etc., percussion, auscultation, électrisation, analyse chimique, etc. Que, l'on vienne dire, maintenant, que la médecine clinique est un art ; que le médecin est un artiste qui devine la maladie par je ne sais quel flair médical ! Non ! mille fois non ! La médecine clinique n'est pas un art, mais une science; le diagnostic ne se fait pas par une sorte d'intuition divinatoire donnée par la Providence à certains cerveaux privilégiés ; il se fait par des méthodes scientifiques plus ou moins exactes, d'où découlent des inductions plus ou moins précises relatives à la maladie. On ne naît pas médecin, on le devient. Sans doute, on naît avec un jugement plus ou moins parfait, avec des sens plus ou moins aptes à certaines recherches, et, suivant ses aptitudes spéciales, on acquiert plus ou moins rapidement certaines qualités qui font le médecin. Mais les dons naturels, le jugement le plus parfait, ne suppléent pas à la connaissance des méthodes scientifiques. Vous ne devinez pas qu'il y a de l'eau dans le péricarde, si vous ne savez ausculter et percuter ; qu'il y a un polype dans l'utérus, si vous ne savez pratiquer le toucher ; vous ne devinez pas que tel tronc moteur est paralysé, si vous n'analysez pas la contractilité des muscles animés par ce nerf.

Nous n'avons pas épuisé tous les procédés du diagnostic. Il est des troubles que le médecin ne perçoit pas à l'aide de ses sens, que le malade seul perçoit; ce sont les phénomènes dits subjectifs, tels sont : la douleur, les fourmillements, les mouches volantes, les vertiges, etc. C'est par l'interrogation du malade que le médecin découvre ces symptômes; l'interrogation, le plus difficile, le plus important peut-être de tous les procédés de la clinique ! sur elle seule repose souvent le diagnostic précis, car par elle le clinicien met en relief les symptômes qui n'existent plus, mais qui ont existé à un moment donné ; par elle, il reconstruit toute l’évolution antérieure des phénomènes morbides.

L'évolution ! ce mot implique l'idée de la maladie, car une altération organique ne suffit pas pour constituer une maladie ; il faut qu'il y ait évolution organique. Il faut que l'altération continue à se faire, que le procès vital actif existe qui modifie l'organisme dans des limites incompatibles avec le fonctionnement physiologique. La cicatrice faite, l'ankylose établie, constituent les traces, le reliquat d'une maladie terminée. C'est par l'interrogatoire que le clinicien établit la succession chronologique des divers troubles de l'organisme dont l'évolution constitue le drame morbide.

A l'aide des méthodes précédentes, vous avez appris à faire l'étude analytique du malade ; vous reconnaissez tous les symptômes qui existent ou ont existé. Maintenant votre éducation est faite; l'organisme souffrant n'est plus une énigme pour vous; vous avez en main tous les éléments à Pairie desquels vous devez résoudre ou du moins chercher à résoudre les divers problèmes que la clinique vous pose.

Il s'agit d'établir dans votre esprit par quel lien sont reliés tous ces phénomènes que vous avez observés ; il s'agit, pour que vous ayez une conception nette de la maladie, de subordonner et d'associer en leur agencement naturel, les divers éléments du mécanisme pathologique dont l'organisme est le siège. Car, vous l'avez appris en physiologie, les organes et les fonctions du corps sont solidaires et associés dans un but commun qui constitue l'organisme un et indivisible. La division en organes et fonctions est artificielle et nécessitée pour les besoins de la description ; mais nulle fonction ne saurait exister sans les autres fonctions, nul organe sans les autres organes. Un exemple fera concevoir facilement celte vérité. Je prends une fonction quelconque, la sécrétion rénale par exemple : son intégrité suppose l’intégrité de l'organe sécréteur, l'intégrité du sang qui fournit les matériaux à élaborer; celle-ci suppose l'hématopoïèse normale, c'est-à-dire un fonctionnement parfait des organes respiratoires et digestifs ; de plus, comme la sécrétion est sous la dépendance du système nerveux, ainsi que toutes les fonctions précédentes, digestives, respiratoires, cardiaques, on voit, et l'on développerait facilement cette thèse, que tous les organes et toutes les fonctions interviennent dans l'acte sécrétoire des reins.

De cette solidarité physiologique des organes et des fonctions du corps résulte leur solidarité pathologique.

Chaque lésion organique ou fonctionnelle devient le point de départ d'une chaîne de lésions secondaires ou successives ; un rein altéré laisse transsuder l'albumine du sang ; le sérum appauvri d'albumine transsudée traverse les tissus, fait de l’œdème et des hydropisies ; le sang nourrit mal les organes ; ceux-ci se dénourrissent et se stéatosent ; altéré dans sa constitution par des produits de régression que le rein n'élimine plus, le sang devient toxique et empoisonne les centres nerveux. Ce n'est pas tout : le rein s'atrophiant, le cours du sang est entravé dans le double système capillaire de la circulation intra-rénale; en avant de cet obstacle, la tension artérielle s'accroît, le cœur trouve plus de résistance et augmente son travail pour y faire face ; le muscle cardiaque travaillant plus, s'hypertrophie. Voilà comment un trouble survenant dans un organe peut retentir sur l'économie entière. C'est cette évolution successive et complexe de lésions organiques et fonctionnelles qui constitue la maladie à proprement parler ; c'est elle, c'est cette biologie pathologique, comme l'appelle notre honoré maître, M. Schützenberger, qu'il s'agit de reconstruire avec les éléments du problème, c'est-à-dire avec les symptômes fournis par l'observation et l'interrogation ! Synthèse clinique édifiée sur ces données par le raisonnement, éclairé des lumières de la physiologie ! Problème toujours difficile, le plus souvent insoluble ! Il faut bien l'avouer. Nous connaissons les maladies empiriquement ; nous n'en connaissons pas la biologie. Que savons-nous des pyrexies, des maladies infectieuses, des maladies paludéennes, des diathèses, de la phtisie, du diabète, de la syphilis ? L'observation nous a appris qu'on rencontre souvent réunis un certain groupe de symptômes évoluant d'une certaine manière ; mais nous ne savons, le plus souvent, ni le pourquoi, ni le comment de cet agencement de lésions ; nous nous résignons à le reconnaître empiriquement et à le classer avec une étiquette de convention dans le cadre des maladies.

La clinique s'appuie donc, d'une part, sur les données empiriques de l'observation pure, d'autre part, sur l'interprétation à l'aide des connaissances physiologiques. A l'heure qu'il est, il y aurait témérité à le nier, l'empirisme a plus de droits que la physiologie dans le domaine de la clinique. Mieux vaut, sans aucun doute, un médecin empirique qu'un médecin physiologiste pur. Par l'observation seule, nous savons que la fièvre typhoïde est constituée par tel ensemble de symptômes, affecte telle marche et telle terminaison ; que tel symptôme est d'un pronostic grave; que le malade a tant de chances de guérir, tant de mourir. C'est, par l'observation seule, et nullement par le raisonnement, ni par la physiologie, que nous savons. C'est, par l'observation seule, et nullement par le raisonnement, ni par la physiologie, que nous savons que la pneumonie évolue en 7 ou 9 jours, qu'elle se termine par une défervescence rapide, que sa gravité est subordonnée à l'âge. Voilà un malade affecté d'un rhumatisme articulaire. Que savons-nous de la maladie avec nos connaissances anatomiques, physiologiques et biologiques ? Savons-nous sa marche, sa durée, ses localisations diverses, sa tendance à se porter au cœur, l'influence des traitements divers ? Si nous le savons, c'est parce que nous avons observé ce groupe de symptômes chez d'autres sujets ; que nous avons recueilli un certain nombre d'observations; que, en réunissant et analysant ces observations, nous avons pu en induire certaines notions que nous pouvons appliquer, de par l'expérience acquise et non par le raisonnement, aux faits nouveaux et semblables qui se présentent. Au moment où certains esprits précoces veulent subordonner la médecine clinique à la physiologie, j'avais à cœur de me récrier contre cette prétention dangereuse et de vous montrer que la clinique est encore, et après tout, une science d'observation, et qu'il est toujours vrai de dire avec F. Hoffmann : Ars tota in observationibus. Un jour viendra peut-être où, par les progrès de la physiologie et de la pathologie expérimentale, nous saurons mieux le pourquoi et le comment des maladies, où nous concevrons mieux leur mécanisme, qui nous échappe aujourd'hui. La médecine biologique, c'est la médecine de l'avenir.

Mais la clinique actuelle est fille de l'observation. A celle-ci seule appartient de formuler le diagnostic et le pronostic, c'est-à-dire de reconnaître la nature du mal et de prévoir son évolution.

 

Que vous dirais-je, Messieurs, de la thérapeutique, but suprême et raison d'être de la clinique ? Vous avez diagnostiqué la maladie, vous avez satisfait votre curiosité scientifique ! Qu'importe au malade ! Il vient à vous pour être guéri. Médecin, ne l'oubliez jamais, vous n'êtes pas en face d'un problème à résoudre ; c'est un de nos semblables qui souffre et nous demande assistance. Que pouvons-nous faire pour lui, que pouvons-nous contre la maladie ? Quels sont les fondements de notre thérapeutique ? La maladie, nous l'avons dit, dans sa nature intime, échappe au clinicien ; elle échappe aussi au thérapeutiste ; le clinicien ne voit pas le mal, mais ses effets ; il voit des organes et des fonctions modifiés ; le thérapeutiste agit, ou cherche à agir sur ces organes et sur ces fonctions. Si les maladies, envisagées dans leur essence, ont des antidotes, nous ne les connaissons pas, ou du moins nous ne les connaissons que rarement et toujours empiriquement. La fièvre intermittente est peut-être la seule maladie inconnue dans sa nature, à laquelle le hasard ait découvert son antidote, son spécifique, la quinine, qui la guérit, sans que nous sachions pourquoi. L'empirisme aussi a établi que le mercure guérit souvent la syphilis, nous ne savons comment. Mais, sauf ces quelques faits exceptionnels, nous n'avons pas de remèdes spécifiques. Impuissants à combattre la maladie en tant que syndrome, nous la décomposons en ses divers éléments, organes et fonctions malades, et nous agissons avec nos ressources thérapeutiques sur ces éléments. Alors même que nous connaissons le mécanisme de la maladie, sa cause intime et la subordination des phénomènes, nous sommes le plus souvent impuissants contre elle. Voici un malade qui a de l'oppression, de l'œdème, de la cyanose ; nous savons que tout cela, par un mécanisme que nous connaissons, est sous la dépendance d'une altération valvulaire du cœur. Et nous ne pouvons rien contre elle ! Nous ne pouvons que lutter contre les troubles fonctionnels, conséquence de la lésion primordiale, et nous sommes réduits encore à la médecine des symptômes.

L'observation sur l'homme et l'expérimentation sur les animaux ont établi que telle substance ralentit le cœur, augmente la tension artérielle, abaisse la température ; que telle substance diminue ou accroît l'excitabilité réflexe du système cérébro-spinal ; que telle autre substance irrite et fait sécréter la muqueuse intestinale ; que telle autre favorise la sécrétion des reins, de la bile, du suc gastrique, etc. Voilà des effets pharmaco-dynamiques dûment constatés et dont il appartient au clinicien de tirer parti pour modifier le fonctionnement des organes, d'où peut résulter une influence favorable sur l'évolution de la maladie. Il attaque celle-ci par ses effets, sinon par sa cause; il agit sur un des leviers du mécanisme, si le mécanisme même lui échappe. Il ne peut dilater la valvule rétrécie du cœur, mais il peut quelquefois prévenir les effets résultant du rétrécissement valvulaire. Derrière l'obstacle, le sang, ne pouvant passer, s'accumule dans les veines ; le médecin dégorge le système veineux et capillaire par une saignée déplétive ou bien en faisant fonctionner les reins ou la muqueuse intestinale, qui lui soutirent le trop plein de liquide ;  il ne peut augmenter l'orifice par lequel le sang vient en ondée trop petite dans l'aorte, mais il peut, par des médicaments appropriés, augmenter le travail musculaire du cœur, et ce faisant, il donne au cœur la force de compenser la résistance et de surmonter l'obstacle.

Cet homme a une fièvre typhoïde ; le clinicien ne peut rien contre elle ; mais il sait de par l'observation que la fièvre, continuant plusieurs jours à un certain degré, est un indice de gravit ; alors il l'abat et atténue un des dangers de la maladie ; il sait que l'abaissement de la tension artérielle et la dépression du système nerveux engendrent des hypostases dangereuses ; il relève la tension vasculaire par la digitale, il tonifie le système nerveux par le café et l'alcool et il atténue un second danger ; il sait que le sacrum se couvre d'escarres et que ces escarres sont une cause de mort. Or, l'expérience, confirmant les données de la physique, lui a appris que, sur un matelas à eau, la pression du corps se répartit partout également et que les escarres ne se produisent pas.

C'est ainsi qu'en présence de chaque malade, le clinicien pose ses indications. Il cherche quels sont les symptômes dominants, ceux qu'il doit attaquer, ceux contre lesquels il est indiqué de lutter. Si la maladie suit une évolution régulière que l'observation lui a démontré devoir aboutir à bonne fin, il peut se borner à l'expectation vigilante. S'il se développe un symptôme grave, indice d'un danger pour l'organisme, il cherche à le combattre. Telle est cette médecine symptomatique, seule rationnelle et possible dans l'état actuel de la science, cette médecine des éléments si prônée par mon premier maître, Forget, qui faillit l'élever par son talent à la hauteur d'une doctrine.

Pour agir avec succès sur les éléments de la maladie, il faut que le clinicien connaisse parfaitement le mode d'agir des substances thérapeutiques. Mais cette science, la pharmacodynamie, est encore à l'état embryonnaire ; beaucoup de médicaments, que la tradition a dotés de propriétés plus ou moins bien définies, ont besoin de subir l'épreuve de l'expérimentation physiologique et clinique, avant de prendre leur place dans l'arsenal des médicaments ; quand la science aura précisé pour chacun son action intime, sa dose, son mode d'administration, alors un progrès considérable sera réalisé.

Tels sont les fondements actuels de la médecine pratique. Édifiée avec les matériaux de l'observation séculaire, éclairée à la lumière naissante de la biologie et de la physiologie moderne, perfectionnée par les nouvelles méthodes d'investigation empruntées aux sciences physiques, elle est en voie d'évolution permanente, sans cesse transformée et renouvelée par de nouvelles découvertes, sans cesse marchant vers un idéal de perfection et de vérité qu'elle n'atteindra jamais ! Car un des éléments du problème, l'essence de la vie, le ferment vital, restera toujours inaccessible à nos procédés humains.

Laissons d'autres disserter sur le principe vital, dont nous étudions modestement les effets ; laissons d'autres s'élever et se perdre dans les conceptions sublimes et nébuleuses du spiritualisme. Le temps n'est plus où les écoles de médecine étaient des écoles de philosophie, où le raisonnement et les fantaisies de l'imagination tenaient lieu des enseignements de l'observation et de l'expérience. L'école anatomique et physiologique a soustrait la médecine au joug de la philosophie idéale. La France est entrée la première dans cette voie qui a imprimé aux sciences naturelles et biologiques, le progrès le plus immense qu'elles aient jamais réalisé et qui sera la gloire de notre siècle. Les travaux anatomiques de Bichat, la méthode d'observation de Pinel, les merveilleuses découvertes d'Auenbrugger, de Corvisart, et par-dessus tout de Laennec, l'impulsion donnée à l'anatomie pathologique par Broussais, les recherches de l'école d'observation française de Cruveilhier, Andral, Lobstein, Louis, Chomel, Bouillaud, Forget, etc., marquèrent une ère nouvelle de rénovation scientifique dans la médecine pratique. La France avait donné l'impulsion. Puis, il faut bien le dire, le mouvement se déplaça. L'Allemagne suivit l'impulsion pour nous devancer. Se dégageant bien plus tard que la France des nuages de l'idéalisme transcendant, elle entra enfin avec Schoenlein et Jean Muller dans la voie scientifique de l'observation et de l'expérience. Elle s'y engagea avec une activité fiévreuse, développa les méthodes, créa des procédés d'investigation nouveaux ; l'histologie, la thermométrie, la laryngoscopie, l'ophtalmoscopie, la chimie pathologique, ont pris naissance en Allemagne. La France resta quelque temps à contempler l'œuvre qu'elle avait accomplie ; la génération qui suivit Laennec recueillit pieusement, sans y rien ajouter d'essentiel, l'héritage des maîtres.

Mais voici que, depuis plusieurs années, la France est rentrée dans la lice. Elle s'est assimilée les nouvelles méthodes ; mais en restant fidèle à ses traditions, en ne désertant pas la voie tracée par ses maîtres, la clinique française n'a pas versé dans la même ornière que la clinique allemande. Car, on peut le dire sans chauvinisme, la biologie des Allemands a tué la clinique en voulant la dominer ; une physiologie précoce et mal assise a trop empiété sur le domaine de l'observation. La clinique est devenue une succursale du laboratoire ; le professeur fait du patient un objet d'histoire naturelle ; comme le disait l'an dernier notre vénéré maître, avec sa mordante et judicieuse finesse, « le malade lui sert de texte à une leçon de physiologie comme un verset de la Bible au discours du prédicateur, ou plutôt le malade remplit la fonction du lapin dans nos laboratoires avec cette seule différence que si on ne le tue pas, on ne fait rien pour le guérir ».

La clinique française, longtemps inactive, comme si, après ses maîtres, rien ne restait à faire, a enfin, Dieu soit loué, repris un nouvel essor qui, j'espère, ne se ralentira plus. D'admirables découvertes ont été réalisées par elle, particulièrement sur le domaine du système nerveux ; proclamons-les bien haut en face de ceux qui prêchent notre déchéance intellectuelle. N'y eût-il que ces découvertes, elles suffisent à restituer à notre clinique son premier rang, dont elle ne devra plus déchoir.