LUCIEN Maurice

1880-1968

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ELOGE FUNEBRE

C'est une épreuve particulièrement émouvante, pour celui qui pendant plus de vingt années consécutives, fut son élève et son collaborateur, que d'avoir à rappeler les grandes étapes de la vie, et d'avoir à évoquer les mérites personnels de celui qui fut son maître vénéré et aimé. Le Doyen Maurice Lucien nous a quittés le 11 juillet dernier avec la discrétion qui a toujours été sienne, et bien peu d'entre nous ont pu l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure et témoigner par leur présence leur reconnaissance et leur admiration. Aujourd'hui, en cette séance de rentrée de l'Assemblée de Faculté c'est un pieux devoir que j'accomplis vis-à-vis de sa mémoire, une promesse depuis longtemps engagée.

Maurice Lucien nous a donné pendant toute sa carrière universitaire un long et magnifique exemple de conscience professionnelle et de dévouement sans limite à l'accomplissement de son devoir de professeur et de maître. Sa vie toute entière a été exclusivement consacrée à l'enseignement et à la recherche. Durant quarante-huit années, il a consacré le meilleur de lui-même à enseigner, l'anatomie aux étudiants de notre Faculté de Médecine, et à former de nombreux élèves dont bon nombre d'entre eux sont devenus des Maîtres de cette maison, aussi bien dans le domaine des sciences morphologiques que dans celui de la clinique chirurgicale.

La carrière universitaire de Maurice Lucien fut d'une parfaite rigueur et d'une rectitude sans faille. Champenois d'origine, puisqu'il était né à Châlons-sur-Marne le 6 avril 1880, il fut attiré à Nancy par d'autres amis, étudiants comme lui, et par son frère aîné le docteur Fernand Lucien, interne de la promotion de 1894 et qui devait faire une brillante carrière de médecin des hôpitaux à Dijon. Dès les premières années de ses études médicales il se fait remarquer par ses brillants succès que viennent récompenser des prix de fin d'année d'étude et il se lie d'amitié avec son condisciple Remy Collin, amitié qui se renforça par deux carrières rigoureusement semblables, et que seule la mort vint interrompre.

En 1902, le Professeur Nicolas, alors titulaire de la chaire d'anatomie, choisit Maurice Lucien et Remy Collin comme aides de son laboratoire. Ce choix entraînait leur destinée, à l'un comme à l'autre, vers la morphologie, anatomie pour Lucien, histologie pour Collin. Nicolas était alors un des maîtres de l'anatomie ; sa rigueur scientifique, son labeur acharné, son dynamisme remarquable, lui valaient d'être entouré par une pléiade d'élèves. Ils lui valurent aussi d'être nommé, en 1907, titulaire de la chaire d'anatomie de Paris.

Quittant alors le laboratoire d'anatomie normale, Maurice Lucien fut pendant 4 ans chef de travaux d'anatomie pathologique sous la direction du Professeur Louis Hoche. Cette période de sa vie lui permit de se familiariser avec l'étude microscopique des lésions organiques. Il y restera très attaché durant toute sa vie et ses avis éclairés par une très longue expérience étaient très hautement appréciés des cliniciens, placés bien souvent devant des cas difficiles, et que seule une rigoureuse interprétation microscopique permettait de trancher.

En 1910, Maurice Lucien se présente, dans des conditions difficiles au concours d'agrégation d'anatomie : la valeur de ses épreuves, la clarté et la précision de ses exposés lui permettent de triompher, alors qu'il n'était pas, il faut bien le dire, le candidat favori. Agrégé chef de travaux en 1912, il devient ainsi le collaborateur direct du Professeur Ancel ; il lui succède en 1920, quand, au lendemain du traité de Versailles, Strasbourg reconquis rappelle à sa Faculté de Médecine d'éminents maîtres de Nancy, pour reformer ses cadres, juste retour des choses d'ailleurs, puisqu'on 1871, ce sont les Maîtres de Strasbourg qui avaient reconstitué la Faculté de Nancy. En 1920, Ancel, Bouin, Sencert, Froelich et nombre de leurs élèves nous quittèrent pour la capitale de l'Alsace recouvrée.

Pendant vingt-huit ans, jusqu'au 1er janvier 1948, Maurice Lucien devait diriger la chaire d'anatomie de Nancy - nombre d'entre vous mes chers Collègues ont été ses élèves et se rappellent de la valeur de son enseignement. Ses cours, clairs et précis, ne cherchaient pas une vaine et inutile érudition : connaître l'essentiel des dispositions souvent si complexes de l'économie humaine, les expliquer et les illustrer par d'utiles schémas, mais surtout par de très beaux dessins, trahissant un véritable talent artistique : tel était le but que poursuivait notre Maître. Rigueur dans la longueur et dans la multiplicité des travaux pratiques de dissection, que dirigea longtemps le Professeur Mutel et qui marquèrent d'un inoubliable souvenir tant de générations d'étudiants. Ces austères après-midi au pavillon de dissection où les Maîtres étaient entourés de tout un état major de prosecteurs, d'aides, de préparateurs d'anatomie, que distinguaient le tablier blanc des patrons et le bleu de leurs assistants. C'est une époque et des moeurs bien révolus que j'évoque en ce moment devant vous, et qui sont bien loin des contestations de l'heure présente.

Outre ses charges d'enseignement, Maurice Lucien accomplit durant sa vie une très longue et très fructueuse série de recherches dans deux principaux domaines de sa prédilection : l'anatomie normale et l'endocrinologie. Loin de ratiociner sur des détails de morphologie ou sur des anomalies exceptionnelles, il eut sur la constitution du corps humain, de ses systèmes, de ses appareils et de ses organes, des vues synthétiques basées essentiellement sur une tentative d'explication des structures appuyée sur la destinée fonctionnelle et sur la finalité de ces composants.

Son oeuvre majeure a porté sur l'anatomie fonctionnelle du poumon. Dans cet organe, si complexe en apparence, il est le premier à introduire une systématisation logique correspondant à la physiologie de ce parenchyme. Dès 1927, il définit la notion de segment broncho-vasculaire et montre son intérêt primordial, pathologique et chirurgical. Il introduit ensuite la conception de territoires de ventilation pulmonaire et parvient ainsi, en délimitant leurs différentes étendues, à établir la carte de leur projection périphérique à la surface du poumon. Aidé par ses nombreux élèves et collaborateurs, il établit de façon rigoureuse un schéma de la ramification bronchique. L'ensemble de ces travaux menés par l'école de Nancy a été ensuite repris par de nombreux anatomistes en France comme à l'étranger, en Angleterre et aux Etats-Unis plus spécialement. Mais il n'en reste pas moins que c'est à Maurice Lucien que revient le mérite d'avoir ouvert une voie qui a mené à de fructueuses applications dans la connaissance et la limitation des affections pulmonaires, et dans le domaine de la chirurgie thoracique qui, s'appuyant sur des bases anatomiques solides, a pris depuis lors un essor remarquable et a permis de réaliser des interventions chirurgicales de plus en plus précises et de plus en plus délicates.

Avec la collaboration de ses amis Jacques Parisot et Gabriel Richard c'est vers l'endocrinologie que très tôt vont se porter les recherches et le labeur de Maurice Lucien. La Faculté de Médecine de Nancy, il ne faut pas l'oublier, a été dans le domaine de cette science une innovatrice grâce aux travaux de Nicolas et de Prenant d'abord, d'Ancel et de Bouin ensuite, de Lucien, de Collin et de Jacques Parisot au lendemain de la première guerre mondiale. C'est à ce moment que Maurice Lucien fonde avec Jacques Parisot la Revue Française d'Endocrinologie, seule publication française consacrée à cette discipline. Maurice Lucien en assumera la charge totale jusqu'en 1940. Secrétaire Général de la publication il lui faut susciter et choisir des articles de grande classe, fournir aux lecteurs des comptes rendus détaillés de tous les travaux endocrinologiques parus dans la littérature : tâche lourde et ingrate à laquelle Maurice Lucien consacre de nombreuses et longues heures de sa vie.

Parallèlement et avec la collaboration de Jacques Parisot et de Gabriel Richard, c'est la publication d'un monumental traité d'endocrinologie, quatre volumes de plus de six cents pages chacun représentant la mise à jour d'une somme énorme de connaissances de toutes sortes : anatomique, physiologique et clinique. Dans cette oeuvre la part de Maurice Lucien fut très grande, car outre la rédaction de nombreux chapitres de ce traité, il prit la responsabilité de la présentation et de l'édition de ces ouvrages. Maurice Lucien avait acquis une très large audience et une grande admiration parmi ses Collègues. En lui ouvrant ses portes l'Académie de Médecine ne faisait que reconnaître ses éminents mérites.

Si je devais, au cours de cet éloge, vous rappeler comme Doyen la carrière universitaire et scientifique de Maurice Lucien il me reste un geste, que je qualifierais de piété, à accomplir vis-à-vis de celui qui fut mon Maître durant tant d'années. Qu'il me soit permis d'évoquer devant vous cet homme plein d'une courtoisie affable, d'un accueil toujours bienveillant, d'une discrétion et d'une modestie sans égales. Certes il aurait pu passer inaperçu parmi nous avec sa stature fluette mais combien empreinte de distinction et d'amabilité. Tous ceux qui l'ont approché ont apprécié à leur juste valeur ses qualités de coeur qui le rendaient si accessible et si bienveillant.

Ce que la plupart d'entre nous ne savent pas c'est que cette modestie et cet effacement cachaient une âme sereine et un caractère héroïque qui dans les moments les plus durs de sa vie se sont manifestés avec éclat. Si vous parcourez « L'Illustration » du mois de novembre 1914 vous trouverez sous la plume de Gaston Cherau, le rédacteur aux Armées de cette fameuse revue, de nombreuses colonnes consacrées à la conduite héroïque du médecin aide-major Maurice Lucien. Parti avec le 79ème R.I., l'un des régiments de la division de fer, il participe aux combats de Lorraine et du Grand Couronné de Nancy, puis à la bataille du Nord. C'est là qu'en octobre 1914, à Cappy il est pris sous la mitraille en allant relever des blessés, en pleine action. Un obus tombe au milieu d'un groupe de médecins et d'infirmiers, au bout de quelques instants le médecin major se redresse et trouvant que son aide ne mettait pas assez de zèle à l'imiter lui crie : « Dites donc, cher Ami, la pause n'a pas sonné », et Lucien de répliquer paisiblement : « Pardon, Monsieur le Médecin major mais je crois que j'ai l'humérus brisé ». Il l'était d'ailleurs bel et bien par un éclat d'obus. Malgré sa blessure Lucien rejoint tout de suite son unité, il est cité à l'Ordre de l'Armée et le 15 octobre 1914 le Colonel tient à lui remettre la Légion d'Honneur sur le front même des troupes à 600 mètres des tranchées allemandes, avec prise d'armes et drapeau déployé. Laissons parler le reporter de « L'Illustration » jamais dit-il je n'ai vu plus de grandeur dans pareille simplicité... jamais le drapeau ne m'avait paru plus clair, plus gai, plus crâne, plus beau, plus chérissable que sur cette route au milieu de ces cultures, dans cette plaine... Le petit aide-major que l'on décorait était peut-être celui qui dissimulait le mieux son émotion ; il se tenait devant le drapeau, sans plus de gêne que s'il se fût trouvé dans son laboratoire... ». Ce courage tranquille et cette sérénité d'âme, Maurice Lucien devait les témoigner à nouveau durant les sombres heures de la seconde guerre mondiale et de l'occupation allemande.

Désigné par la confiance de ses Collègues pour faire partie du Conseil de l'Université en 1937, il est nommé assesseur du Doyen le 29 juillet 1938. En pleine période d'invasion, le 28 mai 1940, le Doyen Louis Spillmann meurt brutalement laissant à une période terrible toutes les responsabilités à Maurice Lucien. Durant quatre années, il lui fallut lutter pied à pied contre les Allemands : limiter le plus possible l'occupation de la Faculté et des Hôpitaux, protéger les enseignants, soustraire les étudiants à la réquisition du service du travail obligatoire, les arracher, autant que faire se pouvait aux griffes de la Gestapo. Je sais, pour avoir vécu auprès de lui ces heures pleines de tristesse et d'anxiété, quelle a été l'action du Doyen Lucien et tout ce que la Faculté lui doit. Refusant pleinement toute collaboration avec l'occupant, ouvertement hostile au pseudo-gouvernement de Vichy, il n'est pas étonnant que Maurice Lucien ait été arrêté puis déporté au camp de Neuengamme le 9 juin 1944 avec plusieurs de nos Collègues, Jacques Parisot, Drouet, Heully. Tous ceux qui l'ont connu durant cette abominable épreuve ont pu témoigner de sa parfaite sérénité devant l'ennemi, de son calme et de son courage implacable devant l'adversité.

Revenu à Nancy le 19 mai 1945, il reprend durant un an ses fonctions de Doyen auxquelles ses Collègues l'avaient porté par un vote unanime. Aucun témoignage de reconnaissance officielle ne vint récompenser son courage dans l'adversité, lui qui avait reçu la Légion d'Honneur sur le champ de bataille plus de trente ans auparavant ne vit ses mérites récompensé, ô ironie ! que par la médaille d'argent des épidémies.

Et puis deux années après vint l'heure de la retraite, elle devait être longue mais lourdement attristée par deux deuils cruels, la mort de sa compagne des bons et mauvais jours, puis la mort de sa fille qui avait été pour lui une collaboratrice précieuse dans ses travaux. Le poids de l'âge se faisait sentir de plus en plus sur ce vieillard frêle et pourtant si énergique. Il a eu raison de ses forces et Maurice Lucien s'est endormi pour toujours avec le même calme, la même sérénité, qu'il avait manifestés toute sa vie. A ses collègues, à ses collaborateurs, à ses élèves, il laisse un exemple de droiture et de dévouement incomparable.

Professeur A. BEAU