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Leçon inaugurale de la Chaire de Clinique Stomatologique

 

Par le Professeur GOSSEREZ (1962)

 

Monsieur le Recteur,

Votre présence à cette leçon inaugurale est pour moi un très grand honneur.

Dès votre arrivée à la tête de notre l’Université, vous nous avez, en présidant une séance solennelle à la rentrée, montré la route.

« Car les rites sont dans le temps, ce que la demeure est dans l'espace...

... Et je ne connais rien au monde qui ne soit d'abord cérémonial. Il n'est rien à attendre d’une cathédrale sans architecte, ni d'une année sans fêtes... ni d'une patrie sans coutumes » (Antoine de Saint-Exupéry).

Tradition... Mais tradition vivante, et non pas manifestation statique, routinière et stérilisante. Tout au contraire, un acte de foi, une profession de foi, fondée sur un passé certes, mais bâtie pour l'avenir.

J'aurais voulu dire à M. l'Inspecteur Général ROLLAND, malheureusement retenu, à la dernière heure, au Ministère de l’Education des Etats et de la Communauté, toute la gratitude des Stomatologistes. Il vient encore de me témoigner à l'instant tout l'intérêt que la Direction de l'Enseignement Supérieur portait au développement de la Stomatologie.

Avec le très regretté Directeur Général, M. Gaston BERCER, il a estimé que l’importance des études dentaires justifiait à Nancy, la création d'une chaire d'enseignement clinique, afin de doubler celle de Stomatologie Théorique. Je lui en sais profondément gré.

 

Monsieur le Doyen,

Vous m'avez comblé de louanges. Je veux croire que votre amitié vous a porté à minimiser mes défauts et à magnifier mes qualités. Quoi qu'il en soit, je suis très fier de votre estime.

C'est vous mon cher BEAU qui m'avez accueilli à la Faculté de Médecine. Dans le laboratoire du Doyen LUCIEN, vous m'avez marqué d'emblée de votre très forte personnalité. Alors que vous aviez presque notre âge, vous alliez déjà comme un Maître, fier et grand seigneur, et vous l'êtes resté. D'entrée, vous imposez une autorité incontestée à une génération pourtant particulièrement indépendante et rétive. Il faudra la guerre et six mois d'exil à Montpellier avec nos amis CORDIER et HOUPERT, l'occupation enfin, pour que je découvre toute votre richesse en partageant un peu de votre vie.

D'autres déjà ont dit publiquement et mieux que moi, votre érudition étonnante. Dans notre siècle où l'encyclopédiste n'a plus de place, vous tenez cette gageure d'être à la fois humaniste et spécialiste en de multiples branches du savoir : fondamentaliste  et clinicien, historien, archéologue et légiste, critique et amateur d'art, chartiste même à vos heures... N'avez-vous pas, fouillant jadis au Palais des Monnaies, les archives départementales, identifié mes ancêtres paternels jusqu'à ce Nicolas Gosseret, du fort de l'Avant-Garde qui, en 1614, enjolivait sa signature de l'élégant paraphe qui, transformé en Z par quelque scribe, donnera à nom sa sonore désinence ultramontaine.

De vos qualités humaines, je ne dirai rien, sinon qu'elles sont à la mesure de celles de l'esprit. Pour vous, « La vie est à monter, non à descendre. Il y a une limite aux forces humaines qu'il faut toujours dépasser ». (Guynemer). Au point que vos amis s'émeuvent parfois de votre activité. Peut-on s'étonner que, dans toutes vos entreprises, vous n'avez jamais connu que la place majeure. De longue date, je savais que vous mèneriez cette Faculté.

Vous avez fait montre du plus beau courage en prenant la barre le jour où la Médecine toute entière : étude, statut hospitalier et universitaire, profession même dans l'immédiat prochain, sont en pleine métamorphose. Vos talents d'administrateur, vos hautes relations, votre, sagesse, seront mis à large contribution.

 

Monsieur le Doyen Jacques PARISOT,

Votre carrière est une réussite exceptionnelle. Et cet Amphithéâtre retentit encore des louanges et de vos mérites que vous décernaient les plus hautes autorités universitaires. Pour entendre mon modeste propos, vous avez fait un long voyage et fait reporter une importante réunion d'une Commission du Ministère. J'en suis très touché.

Vous n'avez fait triompher, Monsieur le Doyen, vos grandes idées de médecine sociale dans les assemblées nationales et mondiales que grâce à une profonde connaissance de l'individu, et servi que vous êtes par des qualités naturelles incomparables d'autorité, de courage, de droiture et d'indépendance. « A celui qui aime les hommes, qui souffre de leurs misères et qui veut les aider, il semble qu'il y ait, entre autres, deux grandes voies ouvertes : celle du médecin qui calme la souffrance, et celle du philosophe qui nous engage à prévenir les causes. » Cette vocation du philosophe et cette vocation du médecin, vous avez su les réunir dans votre personne et dans votre œuvre. Une œuvre à la solide architecture, car vous savez disposer des pierres comme des hommes.

« Réhabiliter les valeurs humaines réduites ». J'entends encore chanter cette phrase dans une lointaine conférence, du temps qui précédait votre déportation. Et voilà, solide et vivant, notre Centre de réadaptation, sous l'égide de notre ami Louis PIERQUIN. Ceci pour ne citer, bien sûr, qu'un exemple. Qui s'étonnerait de l'intérêt que vous avez porté d'entrée à la chirurgie faciale, lorsqu'on songe qu'elle vise à rétablir l'individu dans son intégrité psychique ?

Vous m'avez, Monsieur le Doyen, permis de franchir l’Agrégation, encouragé et soutenu dans les moments difficiles. J'aurais voulu vous prouver ma reconnaissance et la profonde admiration que je vous porte dans les vastes tâches que vous vous étiez imposées récemment La conjoncture ne l'a pas permis, et je le regrette.

 

Messieurs les Professeurs,

Lorsqu'il y a près de cinq ans, la maladie éloignait de nous le Professeur HOUPERT, vous m'avez distingué pour assumer sa lourde tâche. Plus récemment, vous avez souscrit aux propositions du Ministère et de M. le Doyen SIMONIN qui, par l'ingénieux artifice d'une création de chaire dénouaient une situation délicate. Comme vous me l'avez demandé, j'ai infléchi ma route et je m'efforcerai d’œuvrer pour le bien de la spécialité et de la Faculté.

 

Mes chers Collègues du Conseil Municipal,

Messieurs les Parlementaires, Mesdames, Messieurs,

Je ne tenterai pas d'esquiver devant votre assemblée si nombreuse et si choisie la traditionnelle confession qui prélude à une leçon inaugurale. Je sais qu'il me faudra y mener le plus exigeant des combats contre le mensonge, la complaisance et la vanité. Je sais aussi que « toute vérité - ou du moins que je crois telle - n'est pas bonne à dire, et si je ne peux dire ici tout ce que je pense, je penserai du moins, tout ce que je dirai » comme le disait Paul MILLIEZ dans sa leçon inaugurale de Pathologie Médicale à Paris en 1960.

Mon histoire n'est là que pour porter témoignage de reconnaissance aux Maîtres qui m'ont fait. Mon seul mérite fut de les bien choisir. Et pour retracer diverses étapes de formation d'un chirurgien facial, au sein des disciplines fondamentales que sont la Chirurgie Générale, l'Otorhinolaryngologie et la Stomatologie.

Mon enfance fut particulièrement heureuse et, grâce à elle, je resterai sans doute marqué toute ma vie d’un optimisme sans faille. Lorrain de souche, montpelliérain de naissance, j'ai ramené de mes premières années pas mal de soleil, une exubérance, un caractère expansif qui étonnent parfois sous le ciel gris de Lorraine. Mon père, la guerre finie, retrouvait sa vallée. Pour le citadin de dix ans que j'étais, quel merveilleux plongeon dans la verdure lorraine, après la gangue odorante, et les bois, et les champs et la rive escarpée où selon AUSONE « la charmante Moselle étouffait son murmure ». La campagne était à moi. Je garde de cette époque un vif amour de la nature.

Ma vocation médicale fut très précoce et exclusive. Dès la sixième j'avais décidé de devenir médecin, sans alternative. Sans doute étais-je déjà très épris de liberté et la médecine m'apparaissait, à l'époque, la profession libérale par excellence, celle où l'on pouvait se donner tout entier sans restriction aucune, mais sans subir une tâche imposée du dehors. J'oubliais, j'ignorais alors, la servitude où vous tient le malade quand il s'est donné à vous. Quand j'en eu conscience plus tard, c'est-à-dire le jour du premier contact - avec le malade, j'entends, qui vous a choisi, qui s'est confié délibérément - cette sujétion, librement consentie, loin d'atténuer mon enthousiasme m'apparaîtra comme essentielle dans l'exercice professionnel. Je crois encore aujourd'hui, que n’est pas « né » médecin, celui qui, en échange de la confiance qu'on lui a fait, ne donne pas de lui tout ce qu'il peut donner, de sa science, de son art, de son âme. Profession libérale certes, malgré l'amenuisement progressif du terme. Profession honorée et honorable aussi, avec peut être une évolution semblable. A 1'époque, j'aurais volontiers préféré la  médecine navale qui, avec sa cargaison de rêves, me permettait de rester fidèle aux générations d’officiers qui me précédaient. Il ne s’en faudra d'ailleurs que d'une simple angine, pour que je ne vogue aujourd'hui, tout vêtu de bleu, sur les mers. En fait, tout le prestige de la Médecine m'apparaissait au travers de mon frère aîné qui, au retour de la guerre d'Orient, venait de s'établir et remplaçait, à la tête de notre famille, notre admirable père, modèle de droiture et de bonté, que nous venions de perdre, au seuil de mon adolescence. J'ai le bonheur d'avoir aujourd'hui près de moi tous les miens, avec le souvenir des disparus. Permettez-moi, je vous prie, de n'en rien dire tant je perçois qu'ils constituent l'essentiel de ma substance.

L’Internat est d'hier, il a pourtant déjà un lustre. Vous souvient-il, amis de promotion, HERBEUVAL, GAYET, LEDOUX, de sa longue et fébrile préparation ? Heureuse année pourtant que celle où nous engrangions aisément le savoir que nous dispensaient nos amis, KISSEL, ROUSSEAUX, GRUMILLIER, DURAND. Des cinq élus d'alors, il manque aujourd'hui mon ami ABEL, à qui j'avais disputé la première place. La guerre l'avait épargné, seul officier à la tête de ses tirailleurs, la Gestapo aussi malgré sa témérité, et c'est la contagion, plus sournoise encore, qui aura raison de son courage et de son dévouement, alors qu'il dirigeait son Hôpital de Rabat.

Le Concours de l'agrégation me prive aujourd'hui de la présence de mon Maître KISSEL. J'aurais voulu lui dire tout ce qu'il est pour moi. Admirable chef d'école, il groupe près de lui une magnifique phalange de jeunes agrégés qui gravitent autour de lui comme autour du soleil. Plusieurs sont près de nous et je les en remercie. Je lui dois l'internat, premier concours d'une bien longue suite, mais celui qui marque le plus son homme. Comment, devenu son disciple, ne pas courir au succès quand sa lucidité, son solide jugement, son sens des nuances, formulés avec le brillant que donne la clarté, ont imprégné par osmose les jeunes esprits. Mais, devenir son disciple, c'était beaucoup plus: c'était d'emblée entrer dans sa famille spirituelle, une famille unie par les liens du cœur tout autant que par ceux de la pensée.

A son Maître, M. DE LAVERGNE, il portait la vénération que nous reportons sur lui. M. DE LAVERGNE nous avait adoptés, puisque nous étions ses élèves. Et, de même qu' « EINSTEIN avait avalé NEWTON tout vivant » pour reprendre l'image d'un auteur américain, M. DE LAVERGNE nous transmettait, lui, du PASTEUR tout vivant. Au lit du malade, son sens clinique prodigieux, sa passion de lutte contre le mal, avec lequel il se colletait ; puis au laboratoire, ses lumineuses facultés d'analyse du fait qu'il observait, sur lame, dans le tube, ou qu'il rapportait du chevet d'un patient ; à cheval enfin sur sa chaise d'Amphithéâtre, craie menaçante qu'il écrasait au tableau, sa fougue et son art consommé d'enseigneur, restent tellement vivants dans nos esprits, que M. DE LAVERGNE ne nous a point quittés. Cette fidélité à son Maître, le Professeur KISSEL la garde à ses élèves, même lorsque leur spécialisation les éloigne de son contact enrichissant. Il m'a toujours servi, conseillé, dirigé. Etonnez-vous de l'affection que je lui porte !

Il y a vingt-cinq ans, la thérapeutique médicale était beaucoup plus symptomatique qu'efficace ; les résultats chirurgicaux plus directement tangibles étaient moins décevants. Mes premiers Maîtres, ce furent le Professeur MICHEL et le Professeur HAMANT. L'un était aussi débonnaire et placide, que l'autre était bourru et tranchant. Figures de proue, l'un et l'autre, qui ont marqué profondément des générations de chirurgiens.

 

Monsieur le Professeur CHALNOT,

Vous m'avez accepté comme interne; vous preniez en mains votre service, en des temps troublés par l'occupation, dans des locaux médiocres, avec un personnel restreint, un matériel très précaire. Et vous aviez décidé de bâtir ce service et de le faire grand. Vous y êtes parvenu. Peut-on s'étonner que vous nous ayez forgé « assez rondement » ? On pourrait sottement croire que, satisfait, vous n'irez plus de l'avant. Ce serait mal vous connaître. Mais je voudrais vous dire, mon cher Maître, que votre Service n'est pas tout, et qu'à côté des chirurgies majeures, thoracique, cardiaque, qui vous doivent beaucoup, la modeste chirurgie faciale est aussi votre enfant, ce que vous oubliez parfois.

Interne chez M. JACQUES, j'y retrouvais le Professeur ROUSSEAUX et l'aidais dans ses toutes premières interventions neurochirurgicales. Il faut avoir connu ce grand caractère, désarmant de bon sens, pénétrant et très simple, tirant toute son autorité de sa seule valeur, pour réaliser l'irremplaçable perte que nous avons faite en lui.

 

Monsieur le Professeur JACQUES,

Je voudrais mettre dans ce terme toute ma déférente gratitude. Vous avez tenu haut, dans le monde, le fanion de la Laryngologie française et nous ne sommes pas trop de deux, le Professeur GRIMAUD et moi-même, pour le recueillir sur le plan régional. Cette route de la chirurgie Maxillo-faciale que vous intégriez à l'époque dans votre spécialité, vous me l'aviez tra­cée de longue date, car vous sentiez qu'elle répondait à un besoin et qu'elle exigeait une formation spéciale de Stomatologiste.

Dernier de vos élèves, vous m'aviez porté aux Hôpitaux et sous l’œil tutélaire du Docteur AUBRIOT, il m'a été loisible, grâce à son extrême courtoisie, de me préparer longuement et librement à mes futures tâches de Chef de Service. Cette Maison qui était la vôtre, que vous aviez conçue et bâtie, nous l'avons partagée. Sans doute, y sommes-nous à l'étroit, nos malades y sont-ils beaucoup plus parqués que logés? Mais grâce au sacrifice permanent des Sœurs, et je ne saurais jamais trop dire ce que nous devons à une Sœur André, à une Sœur Elisa, au dévouement inlassable des infirmières, à l'esprit de concorde de mon collègue GRIMAUD, nous poursuivons, mon cher Maître, du mieux que nous pouvons, l'ensemble de votre œuvre.

L e Professeur CAUSSADE, puis le Professeur NEIMANN, nous ont, de longue date, ouvert leur Service. Grâce à eux, la Chaire de Pédiatrie est une source vive du savoir. Ils nous ont pénétré des conditions essentielles de la croissance: niveau élevé des métabolismes, brutalité des réponses végétatives à l'agression, organes en développement, formes en puissance, toutes notions essentielles à l'ORL et à la stomatologie infantiles.

Puis ce fut la guerre et la débâcle. Montpellier, en 1940, c'était comme en 1916, l'îlot d'accueil. Les réfugiés colonisaient la ville. Mais j'étais un peu chez moi, dans ma ville natale, près de ma famille et j'y retrouvais surtout mes meilleurs amis, CORDIER, BEAU et HOUPERT. L’Internat est une grande famille : nos chaleureux amis, poussant leur chaise, nous cédèrent une part de leurs rutabagas, de leurs topinambours assaisonnés, au retour de chaque interne prisonnier, de quelques lapins d'expériences, tirés Dieu seul sait d'où... et de chansons.

Le Professeur TERRACOL, homme de l'Est, accueillait les Lorrains. Déjà chez lui, HOUPERT était à l'œuvre. Il reconstruisait patiemment avec le Maître, toute une cohorte de « gueules cassées », blanches et noires. M. TERRACOL me bombarda Interne du Centre Maxillo-Facial... et je me passionnai. La Maison était un véritable modèle d'organisation, d'une sévérité un peu militaire. Enseigneur né, travailleur infatigable, véritable puits de science, le Professeur TERRACOL, demandait à ses élèves ce qu'il exigeait de lui-même.

Le Professeur HOUPERT était alors capitaine. Ai-je assez admiré son acharnement au travail, ses observations bien prises, ses bibliographies complètes, son souci du détail dans une conférence comme une prothèse. Et quand le Doyen Jacques PARISOT chercha en 1950 un Directeur pour l'Institut, je lui suggérais tout naturellement le nom du Professeur HOUPERT. Aujourd'hui encore, l'organisation d'Institut qu'il a mise sur pied fonctionne sans changement, grâce, il est vrai au dévouement d'André HUGUIN, son fils spirituel, qui a fait sienne, depuis plus de vingt ans, la devise des BEAUVAU-CRAON : « Sans départir ». Il est grand temps que nous lui venions en aide si nous ne voulons pas voir cette belle passion pour la profession brûler ses forces, comme elle l'a fait pour celles de son Maître.

 

Monsieur le Professeur AUBIN, mon très cher Maître,

Il est entre nous des sentiments trop profondément affectifs pour que je puisse les évoquer ici publiquement. C'est un insigne honneur pour moi, de réunir dans cet amphithéâtre les représentants les plus éminents de l’ORL, vous-même et Messieurs les Professeurs AUBRY, GREIMER, GRIMAUD et ceux de la Stomatologie Française. Comme si vous estimiez que je n'ai pas trahi ma spécialité d'origine, et que je ne démérite point dans la nouvelle. Les frontières ont quelque fois de ces charmes.., à côté de leurs dangers. Privé de mon Patron, M. le Professeur JACQUES, je puis me vanter d'avoir été adopté successivement par l'Otorhinolaryngologie et par la Stomatologie parisiennes. BEAUJON, LARIBOISIERE, c'est évoquer mes pèlerinages aux sources, car vous teniez là, avec notre ami CLERC, une fête permanente pour l'esprit. Que l'esprit ait gagné le cœur, vous le savez. Mais je vous dois beaucoup trop pour pouvoir vous le traduire.

Je suis extrêmement sensible à la présence du Professeur Maurice AUBRY, malgré la préparation du très proche Congrès International d'ORL qu'il va présider avec son autorité coutumière et ce pour le plus grand renom de la France, il a bien voulu distraire deux grandes journées à notre profit. Il nous prouve par là, tout l'intérêt qu'il porte à la chirurgie faciale et à la nécessité de la collaboration dans ce domaine avec les Stomatologistes.

Mon avenir semblait fixé, entre mon Service de chirurgie Maxillo-Faciale et l'agrégation de Laryngologie, quand la maladie du Professeur HOUPERT me privait des sages conseils d'un ami, la Faculté et l'Institut Dentaire d'un directeur compétent. J'abordai la stomatologie de front, par les voies naturelles pourrais-je dire, en m'inscrivant comme étudiant à la Faculté de Paris. Ce fut pour moi une étonnante découverte : la spécialité était jeune, mais d'une incroyable richesse, médicale, chirurgicale, orthopédique tout à la fois, et pourtant d'une remarquable unité. Elle était portée encore à bout de bras par ses pionniers qui la dégageaient de sa gangue mécaniste pour l'animer de ses aspects fonctionnels. Riche de potentiels: l'orthopédie lento-faciale est tout un monde et il faut avoir vu un CAUHEPE, par exemple, rétablir en quelques semaines un articulé dentaire très troublé par simple rééducation de la déglutition ; il faut avoir vu disparaître une névralgie faciale par simple appareillage, pour se convaincre que l'appareil de la mastication n'est pas limité aux maxillaires et aux dents, mais que ces effecteurs sont inséparables du cortex et des centres, comme ils sont inséparables de l'économie tout entière.

 

Monsieur le Professeur DECHAUME, mon cher Maître,

C'est à vous que je dois une conception aussi passionnante d'une spécialité que vous êtes parvenu à incarner. Vous avez mis à son service toutes vos brillantes qualités d'esprit, votre extraordinaire puissance de travail, et tout votre cœur. Il n'est un événement si minime soit-il, en France, que dis-je dans le monde, car voyageur impénitent, vous portez notre prestige bien loin hors des frontières, aucun détail, qui ne vous trouve attentif à l'avenir de la spécialité. Des voix beaucoup plus autorisées que la mienne, de hautes récompenses, l'Académie de Médecine, vous ont, dès longtemps, porté témoignage de reconnaissance. Vous avez permis, mon cher Maître, au modeste élève que j'étais, de défendre sa personnalité chirurgicale. Plus encore, tout en tempérant sainement mes ardeurs, vous me permettez de mettre l'accent sur une conception plus chirurgicale de la spécialité.

Le jeune stomatologiste de demain, nanti d'une solide formation de base, se doit d'embrasser toute sa spécialité. Plus qu'un thérapeute, il doit être le conseil du praticien, médecin ou chirurgien-dentiste. C'est dire que nous chercherons à former un cadre de qualité, et non des troupes.


Mes chers Confrères,

Messieurs les Chirurgiens-Dentistes,

Etudiants, mes amis,

C'est pour moi une joie de voir réunis si nombreux médecins et chirurgiens-dentistes. Les titulaires des chaires de Stomatologie n'ont pas hésité à faire un long déplacement, et je salue ici les Professeurs CADENAT, de Toulouse, DUBECQ, de Bordeaux, CARLIER, de Lille,  VEDRINES, de Strasbourg, FRANCHEBOIS, de Montpellier. Et mes amis agrégés : FREIDEL, de Lyon, CERNEAT et GRELLET, de Paris ; H. CADENAT, de Toulouse,  DELAIRE, de Nantes; BENOIT, de Bordeaux. Et les futurs agrégés qui sont, bien entendu, anonymes. La profession dentaire a délégué ses plus éminents représentants et je suis très flatté en particulier de la présence du président du syndicat, M. RONGA, de l'ordre des dentistes, M. DES CILLEULS, des médecins,  le Docteur ROSET. Et  personne ne manque, bien sûr, de ma fidèle équipe d'Institut, derrière HUGUIN.

Joyeux certes, mais un peu ému, je l'avoue, de cette convergence d'intérêt à ma leçon inaugurale. Il est vrai que nous sommes aujourd'hui à un point d'orientation crucial pour nos deux  disciplines, conséquence inéluctable de la réforme des études médicales et du statut hospitalo-universitaire. Quand je disais, tout à l'heure, que les frontières avaient leurs dangers à côté de leurs charmes ! Lorsqu'en chirurgie, il est une zone dangereuse, la règle d'or est d’exposer le point délicat. Je ne saurais y faillir. Où mieux d'ailleurs qu'à Nancy, pourrions-nous faire cette confrontation si l'on songe que notre Faculté de Médecine a été la première en France, en 1902, un an avant Lille, à fonder un Institut Dentaire et à se pencher sur l'organisation des études d'odontologie. A plus d'un demi siècle de distance, nous recevons la garde du grand rêve, concrétisé par l'Institut, qu'a nourri toute une famille de pionniers, les ROSENTHAL, dont le dernier, Armand, a payé de son sang au maquis de Vercors sa soif d'idéal. Nous en pesons le poids précieux.

L'Art Dentaire est vieux comme le monde ; l'Ebers, 1560 ans avant Jésus-Christ, la médecine chinoise, plusieurs millénaires auparavant, Hippocrate, lui consacrent des traités. E il suffit d'avoir vu au Musée Civique de Corneto Tarquinia, tirées d'une tombe étrusque, ces cinq couronnes de dents humaines, méticuleusement évidées de leur ivoire, et réduites leur émail, et tout aussi esthétiques que nos plus récentes couronnes Jacket tirées d'un four électrique, pour ne point dénier à la profession ses titres de noblesse. Mais depuis lors, cet art a atteint ses sommets. Grâce à l'esprit de recherche qui a conduit à utiliser des matériaux nouveaux, et une instrumentation toujours plus perfectionnée, grâce aussi à l'éducation raisonnée de l'adresse naturelle, la prothèse est parvenue à un degré de perfection qu'il sera bien difficile de dépasser. Mais, à notre sens, ce sont bien précisément ces limites atteintes qu'il convient de franchir.

L'Odontologie est, à l'heure actuelle, dominée, pour ne pas dire réduite, en pratique, aux aspects techniques de la chirurgie ­dentaire. Car, pour nous, il n'y a guère qu'une différence de degré entre la reconstitution partielle d'une dent à l'aide de l'amalgame et son remplacement total par un bridge. Ces deux actes visent l'un et l'autre à substituer une prothèse à   une  dent morte ou sur le point de l'être. Sans doute, à lui seul, cet aspect technique, essentiellement prothétique de la profession, motive une éducation spéciale. Et il n'est pas dans notre intention de minimiser ni son importance, ni ses difficultés, ni sa délicatesse, ni toutes les qualités qu’elle requiert. Mais la chirurgie dentaire et la prothèse n'épuisent pas à elles seules toute l'Odontologie. Car le but suprême de ces études ne doit-il pas être de conserver sur l'arcade, et le plus longtemps possible, une dent saine dans son intégrité En un mot, la médecine dentaire nous semble le cœur même de la spécialité.

Aussi, est-ce dans un sens biologique, physiologique, qu’il convient de développer les études. Ces deux fléaux pour la denture que sont la carie et la pyorrhée, doivent être attaqués à leur base, comme une autre maladie humaine, dans leurs causes profondes comme dans leurs causes externes.

Il est évident que les acquisitions dans le domaine de la carie par exemple, sont encore élémentaires et qu'en pratique, on confond et on traite de façon univoque, comme on le faisait d'ailleurs jadis, pour la carie des os, des maladies aussi essentiellement différentes que ne le sont : une carie du collet, une carie des sillons, la carie des pâtissiers ou la carie des morphinomanes, qui n'ont entre elles de point commun, que l'aspect destructeur de leurs lésions. Sans cloute ces lents progrès de la connaissance viennent-ils, malgré les efforts, de la difficulté d'apprécier dans les tissus durs de la dent, les altérations cellulaires inframicroscopiques qui précèdent la carie, et ceci, malgré les perfectionnements techniques, comme ces moyens optiques électroniques dont nous disposons actuellement. Sens doute l’usage des isotopes nous permettra-t-il bientôt de mieux appréhender les échanges physiopathologiques aux premiers stades.

Mais il nous apparaît, comme le dit DECHAUME que « peut être et surtout, la philosophie de la chirurgie dentaire n'est pas étrangère à cet état de choses  ». Insuffisamment instruit des problèmes de biologie générale, dominé par les notions mécaniques, cet art dentaire prétend se maintenir hors des cadres de la Médecine. De ce fait, les recherches sont dirigées avec la conviction sinon la certitude, de l'origine externe de la carie et d'une pathologie physico-chimique.

Or, comme le rappelait Charles RICHET : « A côté des lois physico-chimiques qui règlent les différentes formes d'énergie et de la matière, il est des lois biologiques qui peuvent être ou non en concordance avec ces lois. » Et VERNET disait récemment de même: « La vie cellulaire n'implique pas, en définitive, un phénomène purement physique ou chimique, mais une régulation, un équilibre et un dynamisme déterminé suivant l'espèce. La vie est un tout dont les parties sont solidaires. Aucune ne reste étrangère à une modification, si légère soit-elle, qui se produit dans la moindre de ses cellules. » Comme si la dent, ce phanère, n'était pas cet ensemble vivant composé d'une rna­trice organique, invariable de forme certes, depuis sa naissance jusqu'à sa destruction, mais tissu noble d'échanges que l'on petit assimiler à un système de membranes imprégnées de substances minérales, dont les mutations permanentes ont été prouvées par le phosphore radio actif. Email, dentine, tissu vivant et non stable malgré les apparences ; que dire de la pulpe qui se chargerait parfois, s'il était besoin, de rappeler qu'elle fait partie de l'organisme. La notion fonctionnelle d'organe dentaire, de parodonte, avec cet os alvéolaire qui naît, vit et meurt avec sa dent, avec ce coussinet amortisseur ligamentaire, et cette gencive à la physiologie si spéciale, éclaire singulièrement la plupart des problèmes physiopathologiques.

« Il est donc capital d'affirmer que la pathologie dentaire ne saurait être séparée de la pathologie générale, pour condamner définitivement cette orientation qui nie l’intervention d'un facteur interne dans la pathogénie de la carie » (Dechaume). Sans doute certains éducateurs dentistes, pour ne citer que MARMASSE, ont compris comme nous ce problème. Il serait rétrograde de vouloir confiner cet art à ses aspects techniques, à feindre d'ignorer les autres disciplines médicales et les physiologistes, et tous les hommes de tous les laboratoires où la vie est l'objet constant de la recherche.

Un tronc commun des études médicales et dentaires est la seule solution raisonnable. Nous nous efforcerons de faire de nos élèves dentistes, si l'autorité supérieure nous en donne les moyens, non seulement d'excellents orthopédistes, capables d'exécuter d'artistiques jambes de bois, mais aussi des spécialistes scientifiques, dont 1a main sera guidée par l'esprit. Et dans cette optique, nous savons pouvoir compter au premier chef sur nos dévoués collaborateurs dentistes, qui sont ou seront Professeurs d'Institut. Qu'on nous comprenne bien : Foin de polémique entre chirurgien-barbier et chirurgien de Saint-Côme, entre robe longue et robe courte et la Médecine ne revendique pas pour elle seule cette orientation scientifique de l'esprit! Nous voulons simplement en pénétrer le corps enseignant dentaire, pour lequel nous souhaitons que soient prévues des situations décentes, en rapport avec sa valeur et son dévouement. Nous voulons en pénétrer nos étudiants, qu'ils soient dentistes ou médecins.

 

Je voudrais maintenant vous entretenir de la chirurgie de la face.

C'est un domaine qui n'appartient à personne - ou bien à tout le monde, ce qui revient au même - si vous songez au nez, à la bouche et aux yeux, et qu'il s'agit de chirurgie. Belle pomme de discorde entre voisins direz-vous, que le sujet de notre propos. Que non point! Cette chirurgie a des impératifs si catégoriques qu'elle se défend toute seule de telle ou telle appartenance, et se moque même des manifestes de Congrès. Car le mauvais résultat s'affiche et ne pardonne pas. Chirurgie de région, elle est à qui sait la faire, s'il est rompu aux gammes des disciplines fondamentales. Sujet bien délicat, toutefois à traiter devant l'élite des plasticiens français et de quelques-uns de nos amis étrangers qui nous font l'honneur de leur présence.

 

Messieurs les Membres de la Société française de Chirurgie plastique et reconstructive,

Vous m'avez comblé bien au-delà de mes mérites en me portant cette année à la Présidence de votre Société. Poste redoutable, pour qui connaît la haute tenue de vos séances de travail.  Poste bien agréable aussi, pour qui juge à leur prix tout le charme de vos réunions et le faste qui les entoure grâce, bien sûr, à notre ami MOREL-FATIO, inlassable animateur. Laissez-­moi vous dire notre fierté de vous accueillir si nombreux en notre terre de Lorraine. A tous, je souhaite la bienvenue et très spécialement à nos anciens Présidents : ISELIN, AUBRY, GINESTET et Jean GOSSET. Le Prince de BEAUVAU-CRAON me fait aussi l'insigne honneur d'être là. Grâce à lui, nous saurons vous recevoir dignement.

Léon DUFOURMENTEL  groupait joliment les divers aspects de la chirurgie de la face sous le vocable de « Chirurgie des tégument et des formes ». Cet homme de goût, doublé d'un solide esprit scientifique mettait l'accent, volontairement sans doute, sur le caractère artistique (le la chirurgie de cette région. Mais s'il est bien vrai que la chirurgie profonde, la chirurgie du squelette, celle qui rétablit l'ordonnance troublée des chevalets cosmétiques du visage, est tout aussi importante que celle qui s'adresse aux tissus de surface, il ne faut point oublier que la face n'a pas seulement des fonctions d'expression et de mimique. Le massif facial abrite aussi les premières voies aéro-digestives d'une part, et d'autre part, nos principaux informateurs : le nez, 1'œil et l'oreille; à tel point, qu'il constitue pour l'individu le poste principal de ses récepteurs et émetteurs périphériques vers le monde extérieur.

La chirurgie de cette région doit donc respecter, améliorer ou rétablir entre autres, les fonctions de mastication, de respiration, de phonation. Cette optique fonctionnelle nous permettra d'envisager successivement certains aspects de chirurgie stomatologique, de chirurgie cosmétique, puis d'effleurer quelques problèmes touchant la psychologie du malade et les processus de cicatrisation. La stomatologie répond, d'un point de vue topographique, à l'étage buccal de la face par lequel nous établissons des rapports d'excellent voisinage avec l'otorhinolaryngologie. Nous nous bornerons à enregistrer les progrès récents réalisés en stomatologie chirurgicale, tout en soulignant que tout ce qui est récent ne constitue pas toujours un progrès et que tout progrès n'est pas forcément récent.

Depuis que le monde est monde, les traumatismes faciaux abondent. Jadis lésions pugilistiques, résultats de coups de massue, de lance ou d'épée, puis d'armes à feu en tous genres, les dégâts des maxillaires sont devenus aujourd'hui l'apanage des accidents de la circulation. Dire leur fréquence serait un truisme, mais pour fixer les idées, nous rappellerons qu'en dix ans, près de cinq mille fracturés, soit plus d'un par jour, ont été traités clans notre Service. Le bouleversement de la charpente du visage s'accompagne souvent d'une perte de l'engrènement des dents entre elles et parfois d'un certain degré de commotion cranio­encéphalique. Là, comme ailleurs, le rétablissement de la forme entraîne le retour de la fonction. Au niveau de la main, ISELIN et GOSSET, nous ont maintes fois rappelé cette notion essentielle de la restauration simultanée de la morphologie et de la physiologie. A la face, le déplacement réduit, nous verrons rétablies l'expression comme la respiration nasale et la mastication.

C'est fort de ce principe de la primauté du rétablissement de l'articulé dentaire qu'au siècle dernier, le lyonnais Claude MARTIN condamnait les méthodes chirurgicales qui ne conduisaient qu'à la suppuration et à la perte de la fonction. Et, pendant plusieurs lustres, les orthopédistes régnèrent seuls, en Maîtres incontestés. Aujourd'hui encore, arts, gouttières et blocages intermaxillaires restent la clé de voûte du traitement. Mais depuis la dernière décade, l'antibiothérapie a fait renaître l'ostéosynthèse chirurgicale de ses cendres. Et, pour le plus grand confort des blessés, les volumineux casques plâtrés, les ingénieux échafaudages de traction, sont sur la voie du musée, malgré les services signalés qu'ils auront rendus. Remarquons que, très prudemment, nous avons installé notre musée tout près du bloc opératoire, car ils sont encore irremplaçables dans les gros fracas.

En carcinologie, la chirurgie majeure, monobloc, n'est humainement tolérable, à notre avis, que si la reconstruction primaire ou retardée est possible. Et, avec TOURGIS, nous réalisons simultanément, chaque fois qu'il est possible, l'exérèse et la greffe. Le « nursing » si important chez ces gros malades en est facilité.

Dans les anomalies qui frappent l'organisation du massif facial, le chirurgien doit être à la fois stomatologiste et plasticien, ou bien alors s'assurer le concours du stomatologiste afin d'éviter l'échec d'une dysharmonie des arcades dentaires. La correction du prognathisme mandibulaire par exemple, est maintenant parfaitement ordonnancée avec conservation des dents vivantes, et je salue ici le Médecin Général GINESTET, à qui nous devons non seulement les techniques, mais aussi un de nos plus précieux collaborateurs, son élève le Docteur DAUTREY. Divisions palatines, becs de lièvre, l'orthodontie est essentielle avant, pendant, après l'acte opératoire et tout au long de la croissance, jusqu'à l'âge adulte ; le spécialiste s'efforcera (le diriger le squelette qui porte la denture. Ce squelette, en plein devenir, est encore merveilleusement plastique. De telle sorte que, pour rétablir ce maxillaire profondément troublé dans sa genèse, il faudra souvent un savant dosage de gestes chirurgicaux, qui le brutalisent quelque peu, mais rétablissent au mieux les sangles musculaires et l'anatomie, d'appareils de redressement, qui le contraignent, et d'une rééducation de la déglutition et de la phonation, qui exploite et maintient les résultats acquis ; car la denture s'ordonne entre les poussées antagonistes mais équilibrées de la langue et des lèvres.

Et voilà qu'éclate dans toute sa nécessité la notion d'équipe où chacun, qu'il soit chirurgien, plasticien, ORL ou stomatologiste, fait taire sa superbe pour ne plus obéir qu'à l'intérêt supérieur du malade.

Toute cette chirurgie faciale doit beaucoup dans sa marche en avant, aux immenses progrès réalisés par l'anesthésie-réanimation et tout spécialement à l'application de sa méthode endotrachéale. Le rôle de l'anesthésiste réanimateur, du moins tel nous le concevons, s'étend sur l'ensemble du traitement. Depuis le bilan diagnostique général, l'indication des modes anesthésique et opératoire, jusqu'à la guérison. Tout est pesé, discuté de concert entre opérateur et anesthésiste, sur pied d'égalité, et le chirurgien n'est plus le monarque absolu en salle d'opération. Pilier essentiel du service de chirurgie Maxillo-faciale, l'absence heureusement rarissime du Docteur KURTZ, ce parangon de dévouement et de conscience, se traduirait par une paralysie du service, n'était-ce l'empressement de ses collègues, qui nous rendent par là, toute l'estime que nous portons à leur spécialité. Cet heureux mariage, comme bien d'autres, vit de concessions réciproques mais garantit la sécurité du malade.

Il y aurait encore beaucoup à dire dans ce domaine chirurgical de la Stomatologie. DECHAUME nous a montré l'exquise sensibilité de l'articulation temporo-maxillaire, informateur précis et véritable organe des sens bien plutôt que rouage d'appui. Et cependant, AUBRY et PALFER-SOLLIER nous ont prouvé sa remarquable tolérance chirurgicale. Mais, je ne saurais abuser de votre patience et nous aborderons maintenant la chirurgie de surface, la chirurgie plastique.

Le plasticien facial respecte bien sûr, les principes généraux de toute chirurgie, mais il a de plus un impératif singulier: ne pas laisser de traces. C'est nous demander en somme, d'être quelque peu magiciens. Et si, à notre époque, nous ne craignons plus guère de « Chambre ardente », si même, comme notre prestigieux ancêtre de la Renaissance, Gaspard TAGLIACOZZI, .nous ne risquons plus d'être traité de sorcier, « pour nous être mêlé de changer quelque chose à l'ordonnance du visage établi par Dieu », nous n'en marchons pas moins sur la pointe des pieds. Ainsi faisons-nous une chirurgie délicate, avec de petits instruments, et cachons-nous nos incisions du mieux que nous pouvons. Chirurgie délicate ? Qui a disséqué les ramuscules du facial entre les deux lobes de la parotide pourra en attester. Ce principe de réduire au maximum l'attrition tissulaire, nous l'appliquons au mieux de notre adresse par la précision anatomique du geste et l'affinement du matériel. Nos voies d'abord seront cachées, s'il est possible, dans les vestibules ou bien dissimulées derrière l'oreille ou bien encore enfouies dans un pli naturel. Ailleurs, elles suivront les lignes physiologiques de LANGER. Tout ceci pour obtenir la cicatrice la moins apparente qu'il se peut. Et ceci pour ce faire, malade et opérateur devront rassembler toutes les conditions requises, et optima. Tout comptera, même le pansement. Mais le meilleur moyen, Messieurs, d’éviter la cicatrice de chirurgie réparatrice est de l'éviter elle-même.

La réparation primaire des plaies de la face doit être économique et méticuleuse : jamais de parage chirurgical des bords, mais brossage, détersion et reconstitution méticuleuse, en jeu de patience. El vous aurez l’heureuse surprise d'enregistrer, grâce à la riche vascularisation de l'extrémité céphalique des survies de lambeaux qui, s'ils siégeaient ailleurs, auraient irrémédiablement été voués à la nécrose. C'est l'oubli de ces notions élémentaires de pratique courante qui nous fournit un fort contingent de réparations secondaires.

Le patient qui se soumet à la chirurgie faciale réparatrice est bien différent du sujet de la chirurgie habituelle, car il vient au plasticien, dans l'espoir qu'ii sera l'objet d'une intervention, tandis que le second espère, assez souvent, que le chirurgien général lui dira que l'opération n'est pas nécessaire. « L'un courtise la chirurgie, l’autre la redoute. » Ce désir de la chirurgie plastique de la part du patient le rend particulièrement vulnérable, à ceux dont l'intérêt dominerait la conscience professionnelle, d'autant que le malade est toujours enclin à trop attendre du chirurgien. Il faut dire, à ce sujet, qu'une certaine littérature périodique confond volontiers information et déformation de l'esprit du public, quand elle n'est pas réduite à une vulgaire propagande commerciale. Quoi qu'il en soit, la simple honnêteté veut que soit dressé un bilan de nos possibilités chirurgicales - ce qui demande une certaine expérience - et qu'il soit présenté sincèrement au malade.

« Un beau visage est le plus beau des spectacles » selon Jean de la BRUYERE et le mariage de ces éléments, vivant mystère de l'harmonie universelle. Mais les canons de la beauté ne sont pas règles fixes et son charme lui vient souvent d'une association heureuse de structures peu classiques. Chaque élément en soi, peut être parfait, l'oreille bien ourlée et la bouche bien faite, et toutefois, l'ensemble peu plaisant. Lorsque la vie anime et nuance l'expression fondamentale de la face au repos, l'harmonie statique peut taire place à une symphonie mouvante. Le sourire intérieur de la bouche et des yeux est une fenêtre ouverte sur l'indicible. « Pour qui sait observer, disait  Alexis CARREL (dans l’homme, cet inconnu), chaque homme porte sur sa face la description de son âme ». La mimique, fonction principale du visage chez l'homme constitue un de ses moyens d'expression les plus riches et les plus délicats. Or, l'homme, animal de groupe, a un besoin psychique inné d'entretenir des rapports avec ses semblables. Que son soma soit gravement atteint dans ses formes et particulièrement au niveau d’une face qu'il offre à tout venant et il aura de fortes chances, hormis un équilibre psychique particulièrement stable de perdre son sentiment d'adaptation au milieu, condition capitale du bonheur. Cette optique de l'homme total, de la réhabilitation psychique de l'individu, domine tous les problèmes de chirurgie faciale.

Donc, avant toute chose, dans un colloque singulier pour reprendre la célèbre expression du Professeur PORTES qui rend bien le climat intime de l'entretien, nous devons saisir la psychologie de notre patient. « Il n'y a qu'un point commun à tous les sujets qui viennent nous demander conseil et parfois secours, c'est qu'ils ne s'acceptent pas tels qu'ils sont. » Ainsi commençait une conférence récente, remarquable et remarquée de notre ami MOREL-FATIO et je ferai miennes bien des conclusions de sa très fine analyse. Pour être schématique, nous avons affaire à trois groupes de sujets. Certains gardent intact leur équilibre psychique et ne posent aucun problème. D'autres présentent un défaut mineur mais avec retentissement psychique exagéré. Les derniers enfin, se plaignent de disgrâces imaginaires.

Dans le premier groupe, d'aucuns ont un défaut du visage dont ils ont claire conscience et ils nous demandent conseil sur l'opportunité d'y remédier, d'autres porteurs de grandes mutilations ou malformations viennent chercher une atténuation de leurs disgrâces. Opérés, même s'ils n'ont pas bénéficié d'un résultat parfait, mais seulement d'une franche amélioration, ils se montreront le plus souvent satisfaits. Notons qu'un individu solidement équilibré, appuyé sur une forte personnalité, admet parfaitement un défaut même majeur et mènera une vie heureuse s'il a une richesse intérieure et des satisfactions sentimentales et professionnelles qui le dédommagent. Qui plus est, la disgrâce, comme la maladie, sont parfois capables de magnifier l'individu.

Le deuxième groupe est de loin, le plus important par le nombre. Ce sont les porteurs de déformations mineures et dont la détresse apparaît hors de proportion avec l'importance du défaut. A leurs yeux, la chirurgie esthétique - il faut bien employer ce mot, quoi qu'il m'en coûte - est omnipotente et mettra fin à leur anxiété. En vrai, la plupart d'entre eux souffre dans leur être profond de ce qu'il est convenu d'appeler d'un terme bien vague, dont on abuse â tous propos, et que nous emploierons faute de mieux, d'un complexe »: Ce sont avant tout des insatisfaits, et ils en ont conscience, une conscience plus ou moins diffuse et latente mais parfois douloureuse, lancinante et même dramatique. Ils sont inadaptés, et le plus souvent, ils l’ignorent. Pénétrés â tort d'une sensation imaginaire d'isolement où les tiendraient les autres, ils se replient sur eux-mêmes, incapables d'échanges humains parce qu'ils ont perdu leur curiosité, leur joie de vivre, leur disponibilité, leur possibilité de présence et d'intérêt pour les autres. Cette dépression affective est souvent teintée d'ailleurs d'une certaine agressivité pour les parents qui tentent de les secourir. Enfermés dans leur « autisme », ils en viennent à répudier à la fois le monde extérieur comme aliment de leur pensée, et autrui comme but de leur manifestation.

Tous les degrés peuvent se rencontrer car selon René HUTGHE  (dans « L’Art et l’Ame ») « la psychologie est chose vivante ; il n'y peut être question que de dominantes : elle échappe aux simplifications et aux classifications de l'esprit… Il faut des nuances, des ombres, des fondus. » Et, en soi, le recours à la chirurgie esthétique constituerait une tentative heureuse pour sortir de l'impasse. Mais reste à déterminer avant d'agir, dans quelle mesure la disgrâce incriminée est responsable des échecs sentimentaux ou professionnels qui ont déterminé la perte de confiance en soi, ou bien si, au contraire, elle ne constitue pas une excuse, un bouc émissaire à un déséquilibre relevant d'une cause plus profonde et qui échappe souvent au patient. Dans, ce cas, l'acte chirurgical, ne ferait qu'aggraver la psychose. C'est dire l'importance de l'interrogatoire discret adroit, et cependant direct et assez poussé à la recherche, de la faille, de la petite rupture d’harmonie intérieure. Il y faudra beaucoup de tact pour atteindre à la confidence.

Ce recours de plus en plus fréquent à la chirurgie esthétique nous prouve qu'il y a actuellement, dans le monde travaillé par une crise de civilisation, et où la spiritualité a souvent cédé devant le matérialisme, un défaut d'adaptation, une incertitude du lendemain, que chaque individu éprouve plus ou moins douloureusement, mais auxquelles personne n'échappe complètement. Ceci n'est qu'un aspect du problème moral de l'angoisse, mais l'analyse de ces raisons profondes nous entraînerait dans le domaine de la spéculation psychologique, et nous nous bornerons à constater un fait : l'idéal du temps, pour beaucoup, se concrétise en une ressemblance à une quelconque star de cinéma ou à quelque jeune premier… et ils en souffrent. « Lorsqu'un organisme vivant élémentaire est placé dans des conditions défavorables, il tend à s’adapter par le jeu de modifications biologiques qui sent d'ordre physico-chimiques. Lorsqu'un homme affronte un milieu qu'il juge défavorable, il tend à s'adapter, mais cette fois, par un processus psycho-mental. Nous touchons là au problème même de l'être. Tout est à la fois essence et existence, esprit et apparence », comme l’adit MOREL-FATIO. Plus ou moins inconscient de son inadaptation, en tous cas, conscient de son « inconfort », il réalise qu'il ne pourra retrouver sen équilibre compromis qu'au prix d’un changement. Mais que cherche-t-il à modifier ? Son essence ou son apparence ? Bien que le dilemme ne lui apparaisse que rarement, d'une façon aussi claire, sous son double aspect, c'est presque toujours l'apparence qui attire son attention. Et il rend responsable l'image que lui reflète le miroir. Le défaut corrigé, il retrouvera le plus souvent son équilibre et sera délivré de l'angoisse.

Dans le dernier groupe enfin, la cristallisation de toutes les difficultés internes, de toutes les angoisses profondes, s'effectue sur un détail insignifiant quand il n'est pas imaginaire. La seule attitude valable dans ce cas est d'analyser avec lui son débat intérieur, de tenter de le comprendre, et de lui prouver l'involontaire transfert qu'il a effectué du mental vers les apparences. Domaine infiniment complexe, où il n'est pas rare que nous perdions pied, au milieu des échanges inextricables entre psyché et soma. Le concours du neurologue, ou mieux du psycho-somaticien est indispensable.

Cette esquisse du problème mental montre bien qu'il ne suffit point, pour être plasticien facial, d'être doué d'habileté et de goût, mais que quelques qualités de psychologue et surtout une solide valeur morale ne sont pas superflues. Ainsi donc, cette chirurgie de la face a une personnalité certaine, mais elle reste étroitement dépendante de ses disciplines de base. La vitalité scientifique de la stomatologie et de la chirurgie faciale exige qu'elles restent largement ouvertes aux grands problèmes, aux constants remaniements de la médecine et des spécialités voisines. Dans l'ordre pratique, c'est surtout avec les traumatologistes que nos contacts semblent les plus nécessaires et les plus fructueux. Aussi, souhaitons-nous, que la réorganisation actuelle du travail hospitalier prévoie le regroupement des implantations par familles techniques, de manière à assurer la simultanéité des soins trop souvent successifs et retardés.

Pour nous préparer â ces temps heureux, mais futurs, et traiter des problèmes de reconstruction communs à plusieurs disciplines, la Société française de chirurgie plastique, par son recrutement varié, réalise dès aujourd'hui un excellent milieu de contacts et d'échanges. La France qui, grâce à elle, a, dans la pratique, comblé son retard d'après guerre, se doit en vue de concrétiser cette synthèse morphologique et fonctionnelle, appuyée sur une admirable technicité, de dispenser son enseignement, ne serait-ce que dans la capitale. A titre d'exemple, que nous fussions chirurgiens réparateurs des membres ou de la face, nous nous sommes tous passionnés récemment pour les problèmes soulevés par la régulation de la cicatrisation conjonctive, thème d'un de nos derniers Congrès. Est-il besoin de rappeler l'importance de ces phénomènes dans notre pratique journalière? La moindre plaie ne déclenche-t-elle pas tout un jeu subtil de réactions tissulaires, neuro-hormonales et générales, dont l'accomplissement harmonieux assurera la cicatrisation parfaite dans ses délais et dans sa qualité alors que tout dérèglement aura, au contraire, des conséquences funestes sur le résultat fonctionnel aussi bien que cosmétique.

Nous devinons actuellement les phases oscillantes des réponses tissulaires en synchronisme avec la courbe du syndrome d'adaptation générale post-agressive. LAGROT et VILAIN ont ouvert à nos yeux une voie féconde, à la recherche des effets de l’ACTH et des hormones corticoïdes sur le tissu de granulation : arrêt immédiat du suintement d'une brûlure, blocage du bourgeonnement, véritable miracle qui libère brutalement les potentialités d’épidermisation étouffées sous l’excès de prolifération conjonctive. Mais, pour  immenses que soient les progrès réalisés dans la compréhension des phénomènes intimes de la cicatrisation, bien des points restent obscurs, bien des échecs mystérieux. Et plus notre connaissance s'accroît, plus notre ignorance nous apparaît grande en raison de la complexité des problèmes entrevus. Au-delà des frontières des diverses spécialités cliniques, nous rejoignons ici les préoccupations du biologiste représenté à notre Congrès par M. POLICARD. Nous avons tous senti, sous son impulsion dynamique, la nécessité de nous élever au-dessus de la simple technicité de métier, et nous avons peut-être secrètement envié ceux qui consacrent toute leur activité à ces recherches et spéculations exaltantes.

Toutefois, considérons que dans l'organisme complexe de la médecine moderne, nous cliniciens et opérateurs, sommes le point de départ et d'aboutissement de tous les efforts, de toutes les recherches. Notre tout premier devoir scientifique est d'observer attentivement les lésions ou réactions du tissu vivant, d'essayer d'appréhender les effets réels des agents thérapeutiques, d'apprécier impartialement et objectivement les résultats. Sans doute, nous sera-t-il possible un jour de nous livrer à la chirurgie expérimentale mais, comme Jean GOSSET l'a souligné avec beaucoup d'humour, elle sera entre nos mains, sans doute beaucoup trop réalistes, plus efficace dans un but de mise au point technique que dans le sens de la recherche spéculative et théorique. Il nous faut bien reconnaître que cette activité ne sera jamais, pour la plupart d'entre nous, l’essentiel, que notre cœur est trop attaché a l’humain, au désir de soulager, de réparer, de corriger nos semblables, pour que nous acceptions de nous détourner de ce but fondamental qui est, pour nous, en somme, notre prière.

 

Pour terminer, je voudrais vous dire, mes amis Etudiants, comme je rêve d'enseigner.

La leçon magistrale a vécu, je crois, dans les sciences cliniques. Je n'ai pu aujourd'hui dépasser le seuil de l'aimable causerie. Il nous faut serrer les faits de plus près. L'efficience est au prix du contact direct: photothèque, filmothèque, enseignement visuel, bien sûr, mais surfont le contact direct avec les malades.

Ceci présuppose des locaux vastes, des moniteurs nombreux. Le groupe de dix étudiants, médecins ou dentistes, est un maximum. La réforme prévoit, le pouvoir central promet, vivons d'espoir! Mais notre manière d'être et de faire sera le fond même de notre enseignement, car autour de nous, le moindre de nos gestes, la moindre de nos attitudes, et tout notre comportement sera, nous le savons, à coup sûr... jugé, et parfois reproduit.

Et paraphrasant notre Grand LYAUTEY, nous dirons que: Nous aussi, nous savons notre Servitude et notre Grandeur.

 

   

Texte publié dans la « Revue médicale de Nancy » (1962 – p. 1-25)