` sommaire

L'Ecole morphologique de Nancy

De Charles Morel à Paul Ancel et Pol Bouin

 

G. GRIGNON

 

Texte paru dans : Histoire des sciences médicales, no 2, 2000, p. 157-161

 

Le premier octobre 1872, A. Thiers signait le décret de transfèrement de la Faculté de Médecine de Strasbourg à Nancy. Charles Morel devenait ainsi professeur d'Anatomie normale et pathologique à Nancy avant d'occuper, quelques années plus tard (1878), la chaire d'Histologie récemment créée. Il apportait dans sa nouvelle Faculté les idées novatrices des Strasbourgeois sur la cellule et l'anatomie microscopique. Influencés par ses idées, Adolphe Nicolas et Auguste Prenant, qui lui succèdent dans les chaires d'Anatomie et d'Histologie deviennent les fondateurs de ce que l'on appelle communément l'Ecole Morphologique de Nancy dont deux des maîtres les plus prestigieux, Paul Ancel et Pol Bouin, ont quitté Nancy en 1919 pour Strasbourg qui retrouvait sa Faculté de Médecine. Imprégnés des concepts nouveaux d'une histologie dynamique et fonctionnelle, ils avaient déjà acquis une grande notoriété par des travaux qu'ils poursuivirent avec un rare succès à Strasbourg où ils faisaient renaître une brillante Ecole de morphologie.

 

En 1842, Schwann avait définitivement établi la théorie cellulaire qui, sous sa l'orme la plus simple, énonce que tout organisme vivant est un composé de formations élémentaires, les cellules, dont chacune possède tous les caractères de la vie. En France, les critiques sont vives et on peut citer parmi d'autres, cette condamnation sans nuance de la théorie cellulaire et de l'application de la microscopie au diagnostic, notamment celui du cancer, formulée, en 1857, par Charles Peisse, membre de l'Académie de Médecine, membre de l'Académie des Sciences morales et politiques, sans doute plus habile pamphlétaire que savant reconnu : "A quoi a abouti l'étude microscopique du cancer, après dix ans de recherches de vingt explorateurs ? A l'invention d'une cellule des plus problématiques, et qui, en la supposant réelle, serait théoriquement d'une très médiocre importance et pratiquement d'une utilité nulle !" Quelques années plus tard, l'illustre Velpeau a publié un véritable réquisitoire contre l'anatomie pathologique microscopique : "il y aurait danger à croire que l'expérience active et raisonnée puisse être jamais remplacée par l'anatomie microscopique". Mais il serait fastidieux de colliger les quolibets cruels et les flèches acérées décochés par plusieurs auteurs et, en particulier, par l'académicien Peisse déjà cité.

 

Robin, le premier professeur d'Histologie à la Faculté de Médecine de Paris, mettra très longtemps avant, non d'adopter la théorie nouvelle, mais de l'admettre avec beaucoup de réserve. Il subit à ce sujet l'influence d'Auguste Comte qui écrit : "L'abus des recherches morphologiques et le crédit exagéré qu'on accorde trop souvent encore à un moyen d'exploration équivoque contribuent à donner une certaine spéciosité à cette fantasque théorie issue d'un système essentiellement métaphysique de philosophie générale".

 

A Strasbourg, au contraire, naît un courant de pensée extrêmement fort où se construit un soutien sans faille à la conception nouvelle de la composition des organismes d'une part, à la naissance de l'anatomie microscopique normale et pathologique d'autre part.

 

Dominique Auguste Lereboullet, originaire d'Epinal, professeur à la Faculté des Sciences de Strasbourg est le premier et le seul en France à enseigner, dès 1839, une histologie nouvelle fondée sur l'organisation cellulaire. "Déjà de nombreux étudiants en médecine se donnent rendez-vous à son cours auquel des recherches nouvelles donnent un grand relief- écrit Schutzenberger - quand le professeur fut averti qu'il dépassait les latitudes de son programme et qu'il eut à s'y renfermer...". En 1846, soit dix ans avant les déclarations de Peisse, E. Küss écrit un véritable acte de foi en la composition cellulaire des organismes. Il reconnaît sans ambiguïté "une particule organique régulière, isolée, vivante car en elle s'est réfugié le problème de la vie" et il ajoute "c'est sur elle que devra se concentrer l'attention de ceux qui se sont imposé la tâche de scruter les mystères de l'organisme".

 

La conception fondamentale de l'organisation cellulaire des êtres vivant, étant aux yeux des Strasbourgeois définitivement acquise, on voit se développer, dans une suite logique, l'utilisation du microscope pour l'étude histologique des tissus aussi bien que des organes pathologiques.

 

Charles Morel, déjà cité, devient professeur d'anatomie normale et pathologique en 1856. La Faculté de Médecine de Strasbourg sollicite à son intention, la même année, la création d'un poste de directeur des autopsies chargé de créer un véritable centre d'anatomie pathologique macroscopique et, ce qui est nouveau, microscopique. Bien que le moment fût mal choisi, les critiques les plus acerbes et les plus erronées s'abattant alors sur la microscopie, la création eut lieu.

 

Dans le discours d'ouverture de son cours de clinique médicale, le 16 novembre 1859. Charles Schutzenberger s'affirme définitivement convaincu à la fois par les idées de Schwann et les perspectives qu'offre l'utilisation du microscope en médecine à propos desquelles il écrit : "la question n'est plus aujourd'hui de savoir si le microscope doit prendre rang parmi les moyens d'investigations de la science organique. Le moment, au contraire, est venu où tout médecin pathologiste, clinicien ou praticien est obligé de par la loi inévitable du progrès de s'enquérir des résultats acquis ... l'histologie pathologique doit devenir le complément de l'anatomie pathologique absolument comme l'histologie normale est devenue le complément de l'anatomie".

 

Le message est clair. Charles Morel l'apporte à Nancy où, après le désastre de 1870, il est professeur d'anatomie normale et pathologique dans la Faculté de Médecine transférée.

 

A Nancy, précisément, que se passe-t-il dans le domaine des sciences morphologiques ? Peu de choses en vérité. Edmond Lallement, professeur adjoint d'abord puis professeur d'anatomie quand Ch. Morel est nommé à la chaire d'Histologie (1878) n'a pas laissé une œuvre conséquente dans le domaine de la morphologie. D'une toute autre envergure sera Adolphe Nicolas nommé professeur d'anatomie en 1893 à Nancy, puis à Paris en 1907. Soucieux de la diffusion de l'information scientifique A. Nicolas créé une revue : Bibliographie anatomique, puis l'Association des Anatomistes et la Fédération internationale des Associations d'Anatomistes. Il participe à la rédaction d'un volumineux traité d'anatomie avec Poirier, il mène des travaux divers d'anatomie microscopique : organes excréteurs, trompes utérines, thyroïde et parathyroïdes. Il a aussi un élève promis à une carrière d'envergure Paul Ancel.

 

Contemporain de A. Nicolas et accomplissant en quelque sorte une carrière parallèle à la sienne, Auguste Prenant est, en 1894, après Baraban, le successeur de Charles Morel dans la chaire d'Histologie. A. Prenant laisse une œuvre considérable en histologie et en embryologie mais, surtout, jette les bases de la biologie cellulaire et inspire notamment la célèbre thèse de Charles Garnier qui, il y a tout juste un siècle, en 1899, consacre la découverte de l'ergastoplasme. Certes, à cette époque, la théorie cellulaire est enfin bien admise en France, même à Paris. Toutefois on connaît mal la structure de la cellule et surtout celle de son cytoplasme qui apparaît comme un "fond confus, monotone et terne". Dans le cytoplasme, Ch. Garnier va mettre en évidence un organite encore mal défini qu'il appellera ergastoplasme et qui est notre actuel réticulum endoplasmique granuleux. Il montrera le rôle de cet organite dans les élaborations cellulaires, son comportement au cours du cycle secrétoire de la cellule glandulaire et évoquera le contrôle nucléaire de l'activité élaboratrice de la cellule, on dirait maintenant le contrôle par le génome de l'activité cellulaire, principe fondamental de la biologie cellulaire. Ainsi commençaient à être vérifiés les propos prophétiques de Prenant sur la présence "dans le corps protoplasmique de substances réalisant la forme la plus parfaite de la matière vivante, plus active que le protoplasme ordinaire, mieux organisé, bref un protoplasme de choix, un protoplasme supérieur".

 

C'est en 1892 qu'un étudiant de vingt-deux ans, Pol Bouin, devient préparateur d'Histologie dans le laboratoire de Prenant ; nul ne pouvait savoir que ce jeune homme connaîtrait une prestigieuse carrière et que son nom serait universellement connu au moins par le fixateur, qu'il avait créé, même si ce n'est pas là, et de beaucoup, le plus important de son œuvre. Bouin devient professeur d'Histologie après le départ de Prenant à Paris. Il accomplit avec son collègue et ami P. Ancel, qui est, lui, professeur d'Anatomie, un travail tout à fait remarquable sur la fonction endocrine de la glande interstitielle du testicule et sur celle du corps jaune de l'ovaire. Se fondant sur une expérimentation ingénieuse et rigoureuse, P. Bouin et P. Ancel ont, en effet, clairement montré qu'à la dualité morphologique du testicule, constitué par des tubes séminifères juxtaposés entre lesquels sont dispersés des ilôts de cellules (cellules de Leydig), correspond une dualité fonctionnelle : les tubes séminifères "produisent" les spermatozoïdes et exercent en quelque sorte une activité exocrine, les cellules de l'interstitielle constituent une glande endocrine qui élabore les androgènes responsables des caractères sexuels secondaires.

P. Ancel et P. Bouin montrent, par ailleurs, le rôle du corps jaune de l'ovaire dans les modifications de structure de la muqueuse utérine qui la rendent apte à la nidation et qui correspondent à la mise en place de la classique "dentelle utérine".

En 1919, P. Ancel et P. Bouin viennent participer à la renaissance de la Faculté de Médecine de Strasbourg. L'un et l'autre poursuivront de magnifiques recherches mais dans des directions qui vont diverger.

 

A Strasbourg, P. Ancel est nommé professeur d'embryologie : il créé de toutes pièces !'Institut d'Embryologie et entreprend avec son élève Wintemberger, qui, préparateur d'Anatomie à Nancy, l'avait suivi à Strasbourg, des recherches de tout premier plan. Il analyse d`abord la sensibilité des tissus aux rayons X, décrit ses modalités et énonce certaines de ses lois. Il devient ensuite un véritable pionnier de l'embryologie causale et publie avec Wintemberger un mémoire très remarqué sur le déterminisme de la symétrie bilatérale dans l'œuf des amphibiens. Il poursuit enfin des travaux de tératologie et de tératogenèse avec sa fille Mme Lapement, travaux auxquels il associe très tôt Étienne Wolff, futur professeur à la faculté des Sciences de Strasbourg puis au Collège de France et futur membre de l'Académie des Sciences. Son œuvre sera poursuivie par ses successeurs P. Wintemberger et J. Clavert.

 

Pol Bouin, quant à lui, continue ses travaux d'endocrinologie et s'entoure d'élèves et de collaborateurs de tout premier plan, dont trois sont nancéiens : M. Aron, R. Courrier et J. Benoit. Dans son laboratoire seront découvertes sous sa direction trois hormones : la prolactine par Stricker et Grueter (1929), la folliculine par R. Courrier (1923), la thyréostimuline par Max Aron (7929). Aron et Klein mettent en évidence l'origine placentaire des gonadostimulines présentes au cours de la grossesse, etc. La qualité de ses travaux vaut à l'école Bouin une renommée telle que l'institution Rockefeller finance la construction de l'Institut d'Histologie qui sera dirigé par Pol Bouin jusqu'à son départ à la retraite. Max Aron succédera à son Maître dans la chaire d'Histologie. Robert Courrier deviendra professeur d'Histologie à Alger puis au Collège de France ; Membre de l'Institut, il est de 1944 à son décès Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences. Jacques Benoit sera également professeur d'Histologie à Alger, avant d'occuper la chaire d'Embryologie de Strasbourg et d'être nommé professeur au Collège de France (1952) : il sera également membre de l'Institut.

 

Plus tard les élèves de l'École de P. Bouin, M. Klein, G. Mayer puis Cl. Aron s'illustreront par leurs travaux qui s'inscrivent, avec certes des méthodes qui évoluent, dans la droite ligne des orientations de l'Institut d'Histologie.

 

Pendant ce temps à Nancy, Remy Collin succède à Pol Bouin et Maurice Lucien à Paul Ancel. L'un et l'autre vont maintenir l'éclat de l'Ecole morphologique. Les travauxde R. Collin sur le complexe hypothalamo-hypophysaire le font considérer comme l'un des fondateurs de la neuro-endocrinologie. Il aura pour successeurs P. Florentin, E. Legait et A. Dollander qui s'orientera vers l'embryologie causale. M. Lucien, quant à lui, accomplira un travail fondamental sur la systématisation broncho-pulmonaire auquel est associé A. Beau.

 

De Charles Morel à Paul Ancel et Pol Bouin... Le premier, en 1872, Charles Morel, vient de Strasbourg à Nancy au lendemain d'une civelle délaite, enrichi de l'héritage d'hommes éminents qui, tous, avaient compris bien avant d'autres et souvent malgré d'autres, l'immense portée de la théorie cellulaire, sa signification d'une part, l’importance de l'anatomie microscopique en médecine d'autre part. Il a dans l'Ecole, devenue Faculté, apporté l'inappréciable savoir qui avait consacré à Strasbourg ses aînés et lui-même, Il a apporté le germe de ce qui est devenu après lui l'Ecole morphologique de Nancy. En 1919, Ancel et Bouin ont quitté Nancy pour Strasbourg au lendemain d'une victoire, chèrement acquise, qui rendait Strasbourg a la France et qui permettait la renaissance de sa Faculté de Médecine. Ils ont l'un et l'autre marqué profondément la biologie contemporaine par leurs travaux et par ceux des élèves de talent qui les avaient accompagnés ou les avaient rejoints à Strasbourg.

 

De Charles Morel à Ancel et Bouin, c'est la progression continue des sciences morphologiques depuis la lente et fascinante quête de l'organisation fonctionnelle de la cellule, de son intégration dans ces "ensembles coopératifs" que sont les tissus, de la relation entre structure et fonction, c'est la construction de la biologie cellulaire et tissulaire moderne, mais c'est aussi un cheminement de la pensée et de la connaissance qui lie, dans l'Histoire, sans retour, Nancy et Strasbourg.

 

Bibliographie dans le texte cité.